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Selon le jugement, M. Lombard (Pdg), M. Barberot (Drh) et M. Wenès (n° 2 du groupe), au regard du rôle qu’ils ont joué, « initiateurs d’une politique de déflation des effectifs à marche forcée, jusqu’au- boutiste, ayant pour objet la dégradation des conditions de travail de la collectivité des agents de France Télécom pour les forcer à quitter définitivement l’entre- prise ou à être mobiles, de la durée pendant laquelle cette politique a été mise en œuvre, de l’ampleur du harcèlement moral […] et de l’atteinte ainsi portée aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives […], seule la condamnation de ces quatre prévenus à la peine maximale d’emprisonnement encourue, soit un an, partiellement assortie d’un sursis simple à hauteur de huit mois, apparaît appropriée à la gravité des faits, à la personnalité des auteurs et à la situation matérielle, familiale et sociale de chacun ». Ils sont également condamnés à une amende de 15 000 euros. Les trois autres prévenus sont condamnés à quatre mois de prison avec sursis et à 5 000 euros d’amende pour complicité de harcèlement moral. La société France Télécom Sa, devenue Orange Sa, est condamnée à une amende de 75 000 euros (la peine maximale), ce qui est inédit pour une société du Cac 40. Les dirigeants et la société ont également été condamnés solidairement à verser aux parties civiles – aux victimes ou à leurs familles – une somme dépassant les 3 millions d’euros.
Lors des réquisitions, le parquet avait demandé les peines maximales encourues : 75 000 euros d’amende pour l’entreprise ; un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende pour Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot. Les avocats de la défense avaient, eux, demandé la relaxe.
Les personnes physiques condamnées ont annoncé faire appel de ce jugement. Des décisions de justice du juge civil
– chambres sociales des cours d’appel et de la Cour de cassation, jugements de Tgi, de Tass et de Cph – ont déjà sanctionné des méthodes de gestion « ayant pour effet » une dégradation des conditions de travail.
Cependant, ici il s’agissait de condamner des acteurs de méthodes de gestion « ayant pour objet » une dégradation des conditions de travail – voir les articles du Code pénal ci-dessous. Si cette décision n’est pas la première du genre, sur le plan pénal, c’est la première par son ampleur. Le tribunal fait ainsi entrer dans la jurisprudence la notion de « harcèlement moral institutionnel », c’est-à-dire un harcèlement moral résultant d’une stratégie d’entreprise.
Le délit
Le délit de harcèlement moral est prévu par le Code pénal (article 222-33-2) : « Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » (version applicable aux faits concernés par l’affaire).
Depuis la loi du 4 août 2014, le texte prévoit des sanctions plus élevées : « Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. »
Pour les personnes morales, notamment les sociétés – statut juridique de la plupart des entreprises –, la responsabilité peut être retenue, également sur la base du Code pénal : « Les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement […] des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. » (article 121-2).
Les causes
L’objectif de la politique suivie par la direction de l’entreprise était financier : l’entreprise devait « créer de la valeur pour l’actionnaire ». Cette affaire est ainsi emblématique de la financiarisation des entreprises, au détriment de leur développement socio-économique. Elle révèle l’alliance entre les actionnaires majoritaires et les dirigeants d’entreprises contre les travailleurs salariés.
Il s’agit en particulier de réduire les effectifs. Selon le jugement, « quelle que soit la justesse ou l’erreur de la prévision des 22 000 départs du groupe, il s’avère incontestable que sa réalisation, devenue la colonne vertébrale de la politique des ressources humaines du groupe, fait partie des conditions du succès du plan Next ; que les teneurs et circonstances des annonces de février puis d’octobre 2006 faites par les membres de la direction ont transformé cette prévision en objectif devant mobiliser tous les personnels du groupe ; que, bien qu’alertée sur le caractère irréaliste de cet objectif, la direction l’a maintenu de façon intangible pendant trois ans ; que le volontariat, présenté comme le fondement des différentes formes de départs, ne pouvait qu’être de pur affichage en raison de la conjonction des suppressions de postes programmées, des mobilités tout autant exigées et des restructurations de services décidées.
Ces dix-huit mois marquent un tournant dans la vie de l’entreprise : à l’appui de la nouvelle stratégie industrielle du plan Next a surgi un objectif de déflation massive des effectifs. Il s’agit d’une politique de gestion des ressources humaines déter- minée et menée au plus haut niveau de l’entreprise. »
Dès 2006, puis au cours des années 2007 et 2008, de nombreuses données « établissent, d’une part, que les services de France Télécom ont été destinataires d’instructions leur fixant des quotas impératifs de départs et de mobilités internes, d’autre part, qu’ils ont dû régulièrement rendre compte de l’exécution de ces instructions ».
Les méthodes illégales
Le harcèlement moral institutionnel se caractérise par une politique délibérée :
– la pression au contrôle des départs dans le suivi des effectifs ;
– la modulation de la rémunération de cadres d’un certain niveau en faisant dépendre, pour partie, la part variable de l’évolution à la baisse des effectifs de leurs unités ;
– le conditionnement des esprits des « managers » au succès de l’objectif de déflation lors de leurs formations.
Selon le jugement, « ces actes distincts intervenus concomitamment […] constituent autant d’agissements réitérés ayant eu pour objet une dégradation des conditions de travail en forçant les agents au départ ou à la mobilité au-delà d’un usage normal du pouvoir de direction ».
La responsabilité pénale personnelle des trois dirigeants repose « sur une décision partagée, sur une mise en œuvre coordonnée, sur un suivi vigilant, des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer, la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ».
Selon le jugement, « il ne s’agit pas de cri- tiquer les choix stratégiques d’un chef d’entreprise, notamment celui d’une politique de déflation des effectifs dès lors qu’elle demeure respectueuse du cadre légal. […] Il s’agit seulement de rappeler aux prévenus que les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits ».
La présidente du tribunal a cité le philologue Victor Klemperer : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. »
Les effets sur les personnes
En 2008 et 2009, dix-neuf salariés se sont suicidés, douze ont tenté de le faire, des salariés ont subi une dépression…
Avec cette politique de « harcèlement moral institutionnel » au travail, selon le jugement, les agissements répétés aboutissent à « une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performance. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif ».
À cette dimension collective du harcèlement moral, écrit le tribunal, fait écho la phrase de Jean de La Fontaine : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». En effet, loin de se réduire à un conflit individuel, « le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management ».
Le travail nourrit et structure l’identité professionnelle mais aussi personnelle. L’emprise phagocyte la réflexion, elle isole la personne : « elle provoque des failles telles que des conflits de valeurs, l’insatisfaction du travail bâclé, le doute sur la compétence, ou amplifie d’éventuelles fragilités antérieures. »
Selon le jugement, « cette réalité a été parfaitement illustrée par les témoignages reçus au cours de l’instruction et à l’audience, récits qui ont également mis en lumière le courage de ceux qui, à l’époque, ont rompu le silence en considérant que la détresse, la souffrance psychologique pouvaient découler de faits de harcèle- ment moral et pas seulement de fragilités individuelles. Ces témoignages ont, tous, révélé des personnes fières d’appartenir à la société France Télécom, qui cherchent à rester debout et qui se battent pour leur dignité notamment professionnelle, ainsi que des personnes pliées par la douleur d’avoir perdu un être cher dont ils défendent la mémoire avec une énergie désespérée ou une simplicité remplie de pudeur ».
Colloque « Souffrance au travail : quelles perspectives après France Télécom ? », Palais du Luxembourg, 20 janvier 2020.
Bibliographie
Michel Miné, « À propos d’organisations du travail et d’évolutions du droit du travail », in C. Dejours et N. Chaignot,
Clinique du travail et évolutions du droit du travail, Puf, 2017.