[FICHE 5] Gagner avec les syndicats des moyens pour exercer et sécuriser la responsabilité professionnelle

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L’aspiration à l’exercice de responsabilités professionnelles caractérise très fondamentalement les ingénieur.es, cadres, technicien.nne.s et agent.e.s de maîtrise.

La notion de responsabilité est d’ailleurs récurrente dans tous les accords relatifs aux ingénieur.e.s, cadres et assimilé.e.s intervenu.e.s depuis la Libération : il faut « exercer des fonctions impliquant initiative, responsabilité […] » pour bénéficier de la Convention collective nationale de retraite et de prévoyance des cadres du 14 mars 1947 (article 4).

L’ANI du 25 avril 1983 relatif au personnel d’encadrement insiste sur l’information et la concertation (point III) à mettre à disposition des ICTAM pour « favoriser pleinement l’exercice de ses responsabilités au sein de l’entreprise ».

Quant à l’accord du 28 février 2020 sur l’encadrement, il fait de la responsabilité l’un des trois piliers de la définition nationale interprofessionnelle de l’encadrement, aux côtés du niveau de qualification et du degré d’autonomie.

Pour autant l’exercice des responsabilités est loin de sceller un consensus qui permettrait de transcender l’antagonisme entre capital et travail. Certes, il est difficile de contester le sens des responsabilités lorsque l’on est employeur. Mais il est tout aussi difficile d’admettre l’irruption des personnels d’encadrement sur le terrain de choix stratégiques qu’implique pourtant nécessairement l’exercice de la responsabilité professionnelle.

C’est d’ailleurs sur ce terrain que surgissent les conflits renvoyant au respect des règles de déontologie, au sens du travail et à son impact social, économique, environnemental.

 

Le sens des responsabilités des ICTAM, leur attachement à l’entreprise en tant que collectif poursuivant des objectifs d’innovation pour répondre toujours mieux aux besoins et aux enjeux environnementaux, vient ainsi heurter la quête de totale impunité des firmes industrielles, qui, sous couvert de « secret des affaires », privilégient, aux dépens même de la pérennité de l’entreprise, la valeur pour l’actionnaire.

D’où la tentation de certaines branches professionnelles, notamment à l’occasion de la renégociation des classifications (Cf. UIMM), de remplacer la notion de « responsabilité » par celle « d’impact de l’activité », ou par celle de « contribution ». Ce glissement de la « responsabilité » à la « contribution » est très dangereux.

La « contribution » ne réfère plus à l’activité du ou de la salarié.e inhérente à son emploi, mais au seul résultat de son travail, qui dépend en fait de multiples facteurs (cadre collectif du travail, moyens mis à disposition, choix stratégiques et de gestion, donneurs d’ordres au moins-disant social, prestataires de service et sous-traitants sous-tension en gestion « Agile »…).

Dans une acception encore plus étriquée, la « contribution » prise en compte peut être réduite à la contribution aux bénéfices. Son appréciation va alors souvent privilégier les secteurs ou types d’emploi considérés comme « centres de profit » ou cœurs de production, au détriment de ceux considérés comme « sources de coût ».

Quant aux critères d’appréciation du résultat, le plus souvent induits par des objectifs de rentabilité financière à court terme, ils peuvent entrer en conflit avec les règles de l’art des métiers et l’éthique professionnelle des salarié.e.s : réduction drastique des coûts de fabrication demandée à un.e ingénieur.e aux dépens de la sécurité et des normes de qualité, intensification du travail et accroissement des durées de travail pour accroître la productivité au mépris de la santé.

Aussi, nombre d’employeurs tentent-ils d’organiser leur impunité juridique en dévoyant l’aspiration des ICTAM à l’exercice de leurs responsabilités professionnelles au travers de délégations de pouvoir dont les délégataires sous-estiment trop souvent la portée juridique, piégé.e.s dans le dilemme « se soumettre » ou « se démettre », dont l’employeur abuse dans l’exercice de son pouvoir.

 

Quels que soient les secteurs, industrie, services, commerce, santé, social, transport, enseignement, nombreux sont les ingénieur.e.s, cadres et technicien.nne.s supérieur.e.s qui fuient l’entreprise ou l’administration pour « se mettre à leur compte » après avoir souffert, dans la solitude de leur conscience, et parfois jusqu’au burn out, ou à la tentative de suicide, de conflits à la fois éthiques et existentiels.

Quant aux nécessaires efforts déployés pour prévenir les risques organisationnels, force est de constater qu’ils trouvent leur limite dans la surdétermination des conditions de travail par les objectifs assignés ainsi que dans la confrontation entre travail prescrit et travail réel.

 

Côté fonction publique, la situation est tout aussi complexe. Le fonctionnaire est par définition au service de l’intérêt général, ce qui fait peser sur lui une responsabilité particulière dans l’exercice de ses missions. Son action est déterminée par un certain nombre d’obligations compensées par des droits spécifiques.

Avec les principes d’égalité d’accès aux emplois publics et d’indépendance, le principe de responsabilité est une des pierres angulaires du statut général. La responsabilité personnelle du fonctionnaire dans l’exécution des tâches confiées est d’ailleurs posée par l’article 28 du statut général et par l’article 15 de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Mais cette vertueuse notion a été instrumentalisée et dévoyée. Elle n’est plus un pouvoir de décision donné aux agents publics, mais bien une façon de les mettre en cause dans un système managérial où on cherche à faire des individus les boucs émissaires des dysfonctionnements collectifs pour occulter la responsabilité des employeurs publics qui se vivent alors comme intouchables.

Ainsi, la responsabilité des agents publics est-elle sans cesse mise en avant par les gouvernants qui veulent masquer les conséquences des politiques austéritaires sur la dégradation du service public. S’est ainsi développée une vision punitive de la responsabilité, basée sur la recherche de coupables. Cela est bien commode quand on veut escamoter le débat public.

 

Les dernières décennies ont ainsi vu croître les obligations et diminuer les droits et moyens. L’obligation d’obéissance hiérarchique fait un retour en force, les limitations à la liberté de l’exercice de la responsabilité se multiplient. Une jurisprudence de plus en plus sévère s’exerce pour imposer un devoir de réserve et l’arsenal disciplinaire se renforce.

 

À l’inverse, les garanties collectives apportées aux fonctionnaires s’étiolent (précarité accrue des agent.es, mobilités imposées, règles de gestion opaques, possibilités de licenciement…) augmentant l’arsenal des mesures de coercition. Le statut général de 1983 construit comme un point d’équilibre entre droits et obligations est attaqué.

Ces pratiques gangrènent du plus haut au plus bas les postes à responsabilités et détruisent des pans entiers de l’administration (loi de Transformation fonction publique, suppression de l’ENA, du corps de Préfet, etc.).

Préserver le libre arbitre et l’autonomie de décision des agent.e.s est essentiel, sauf à remettre en cause le principe du « fonctionnaire-citoyen » et à faire un retour au « fonctionnaire-sujet », c’est-à-dire assujetti à sa hiérarchie.

Nous affirmons que le rôle contributif des agents publics doit être renforcé et soutenu : leur capacité d’innovation, leur engagement et leur sens des responsabilités sont essentiels pour la qualité du service apporté à la population.

 

Tout ceci suppose bien sûr d’arrêter la dégradation du service public, pilonné de tout bord par des décennies de politiques d’austérité et de redonner les moyens budgétaires, pour ne pas faire des cadres de simples « gestionnaires de la pénurie », mais bien des serviteurs de l’intérêt général.

La bataille pour le plein exercice de la responsabilité professionnelle et sa sécurisation est donc une urgence et un puissant levier pour changer les objectifs et le contenu du travail en pesant sur la gouvernance des administrations et des entreprises, y compris pour ces dernières, sur leurs choix économiques, sociaux et environnementaux.

 

Pour la mener, l’Ugict-CGT décide de travailler avec ses organisations pour :

  • Développer une doctrine définissant la responsabilité professionnelle vis-à-vis de l’employeur public ou privé et des tiers (autres salarié.e.s, usager.ère.s, client.e.s, etc.), son étendue et les conditions de sa mise en œuvre. Il s’agirait, notamment, de revoir le régime de la délégation de pouvoir (mise en place, renonciation, révocation, protection juridique du salarié), les pratiques de délégation de responsabilité, les modalités de défense d’un cadre ou assimilé.e.s mis en cause, les moyens d’intervention collective sur la politique de l’entreprise ou les choix des administrations, s’agissant en particulier du respect de l’intérêt général, de la santé, de la sécurité. Cette doctrine devra se décliner en propositions concrètes visant à intégrer la loi et le statut de la fonction publique, au travers notamment d’une actualisation des devoirs de réserve, de signalement et de désobéissance.
  • Pour concevoir et mettre en œuvre une stratégie en faveur du plein exercice de la responsabilité professionnelle et de sa sécurisation dans les secteurs privés et publics exploitant les leviers d’ores et déjà disponibles tout en travaillant à leur optimisation. Dans le privé, il s’agit notamment de mobiliser l’apport de la réglementation attachée à la responsabilité sociétale des entreprises, les données relatives à sa mise en œuvre (Cf. Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises [ORSE]), la loi relative au devoir de vigilance, le droit des lanceur.euse.s d’alerte.
  • Dans le secteur public, outre le droit des lanceur.euse.s d’alerte, il s’agit d’articuler statut de la fonction publique et diverses sources du droit (à titre d’exemple, l’alinéa 2 de l’article 40 du Code de procédure pénale : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». )

 

Au niveau de la fonction publique de :

  • Réaffirmer les droits (liberté d’expression, voies de recours, droit d’alerte spécifique à la mission de service public, droit syndical…).
  • Faire connaître, renforcer et systématiser les possibilités de recours à la protection fonctionnelle (article 11 du statut général) qui reste incomplète et souvent refusée aux agent.e.s qui la sollicite.
  • Abroger tous les grades fonctionnels et les mutations sur « profils » dans la fonction publique car ces dispositifs rompent avec le principe de neutralité du statut de la fonction publique et soumettent le déroulement de carrière des fonctionnaires aux décisions arbitraires de l’autorité hiérarchique ;rétablir et étendre les compétences des commissions administratives paritaires (CAP) dans l’esprit de la loi de 1946 du statut général de la Fonction publique et des lois de 1983/84 de la Fonction publique. Les CAP sont l’instance assurant la représentation des personnels dans la gestion de la carrière des agents afin d’éviter l’opacité, l’arbitraire et les discriminations dans le déroulement de carrière des fonctionnaires et au contraire garantissent l’égalité de traitement de la carrière des fonctionnaires.
  • D’œuvrer à la réforme du contenu des formations initiales des écoles de service public : allonger la durée de formation initiale des fonctionnaires ; abroger la réforme de la haute fonction publique contenue dans la loi de Transformation de la fonction publique et rétablir l’organisation d’une 3e voie ; rétablir les recrutements par concours à tous les grades de la fonction publique avec des concours annuels et un nombre de postes ouverts au concours pour répondre aux besoins de services publics ; organiser la titularisation des agents précaires et abroger tous les dispositifs de précarisation des agents publics (contrats de missions, détachement d’office dans les services externalisés…) ce qui conduit à réaffirmer l’exigence d’abrogation de la loi de Transformation de la fonction publique
  • D’élaborer à l’usage des syndicats une formation sur l’exercice de la responsabilité professionnelle comme levier pour changer le contenu du travail, la gouvernance des entreprises et des administrations.
  • De rédiger un guide à l’attention des personnels de l’encadrement sur l’exercice et la sécurisation de la responsabilité professionnelle.
  • De casser l’isolement des lanceur.euse.s d’alerte en s’appuyant sur la directive européenne que nous avons arrachée pour supprimer l’obligation de lancer d’abord l’alerte en interne et permettre aux syndicats d’être porteurs d’alertes.

 

Sur le fondement de l’Accord national interprofessionnel du 28 février 2020, de systématiser l’ouverture de négociation dans les entreprises et les branches professionnelles sur les droits et moyens attachés à l’exercice de la responsabilité professionnelle des ingénieur.e.s, cadres et assimilé.e.s, dont :

  • Le droit à une information détaillée et diversifiée sur les choix stratégiques des entreprises, leurs motifs et les effets attendus pour l’entreprise, ses fournisseurs, les sous-traitant.e.s, les client.e.s.
  • Le droit d’intervention des personnels d’encadrement sur la stratégie de l’entreprise.
  • Le renforcement de la liberté d’expression professionnelle (en particulier au sein du collectif de travail) et de la liberté de formuler des propositions alternatives, indissociables de la prise de risque, du droit à l’erreur et de l’exercice du rôle   contributif de l’encadrement.
  • La création d’un droit d’alerte, d’alternative et de retrait élargi défini comme un droit individuel garanti collectivement : il s’applique à tout.e salarié.e de l’encadrement ayant des raisons sérieuses de penser que l’application des consignes données ou des objectifs assignés présente des risques graves pour la santé, la sécurité, ou les conditions de travail, pour la qualité des produits et services, ou pour l’environnement. Il ne serait pas nécessaire qu’il s’agisse d’une violation évidente d’une loi ou d’un règlement précis, ni que le, la salarié.e soit personnellement menacé.e. Ce droit d’alerte devrait être piloté par les syndicats et exercé     simultanément auprès de l’employeur et des IRP. Il doit être adossé à un droit de retrait – c’est-à-dire de cessation de l’activité concernée – jusqu’à enquête et avis des IRP.
  • L’exercice de ce droit ne doit entraîner aucune sanction ou mesure de rétorsion, grâce à une protection calquée sur les modalités d’interdiction des discriminations.
  • Le droit à une assurance de la responsabilité civile professionnelle personnelle et à la prise en charge de la défense pénale par l’entreprise. En effet, dans nombre de cas, la responsabilité juridique des cadres et assimilé.e.s s’exerce à la suite de la mise en œuvre de décisions stratégiques, prises au plus haut niveau de l’entreprise : cette dernière doit, à la fois prendre en charge l’ensemble des frais juridiques du salarié mis en cause, mais aussi s’attacher à le soutenir sans délai et pour la suite de sa carrière.
  • Les mesures pour l’égalité professionnelle en matière d’accès aux responsabilités.
  • La mise en œuvre de formations syndicales sur la responsabilité managériale, élaborées à partir du vécu des personnels d’encadrement.

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Pièces-jointes :
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202201-Document-Orientation-A4-Ugict-CGT-fiche-5.pdf Télécharger

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