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Retour sur la décision du CEDS
Le premier concerne la décision du CEDS rendue le 23 juin 2010 et officialisée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 6 avril dernier. Le CEDS relève la violation par l’État français des dispositions de la Charte Sociale Européenne pour deux motifs:
selon l’article 2§1 de la Charte, les États signataires s’engagent « à fixer une durée raisonnable au travail journalier et hebdomadaire ». Or la législation sur les forfaits en jours exclut l’application des articles L.3121-34 et L.3121-35 du Code du travail prévoyant des durées limites. Elle n’impose pas aux accords collectifs encadrant les forfaits en jours de prévoir de tels garde-fous ni d’assurer un suivi efficace du temps et de la charge de travail. L’État français a donc failli à l’engagement résultant de cet article.
L’article 4 de la Charte prévoit que « tous les travailleurs ont droit à une rémunération équitable » et le §2 de cet article impose aux états signataires de « reconnaître le droit des travailleurs à un taux de rémunération majoré pour les heures de travail supplémentaires, exception faite de certains cas particuliers ». Or aucune compensation n’est prévue pour les salariés en forfait-jours, alors que leurs heures de travail peuvent être « anormalement élevées ». De plus, par leur nombre et leur diversité de situation, ces salariés « n’entrent manifestement pas dans les exceptions visées par l’article 4§2 ».
Là encore, l’État français a failli à ses engagements.
C’est donc bien l’insuffisance d’encadrement du forfait en jours qui est sanctionnée et, en conséquence, la non-conformité à la Charte de toute convention de for- fait qui ne serait pas accompagnée des garanties exigées, celles-ci pouvant résulter de dispositions conventionnelles.
Le détail de la décision et de ses fondements peut être consulté sur le site du Conseil de l’Europe.
La loi française a évolué
Il faut ensuite rappeler que, depuis la loi Aubry II du 19 janvier 2000, la législation a évolué (lois Fillon de 2003 et loi du 20 août 2008, dans son volet « temps de travail ») : extension du dispositif à des salariés toujours plus nombreux, y compris des non-cadres, réduction de l’encadrement collectif. En particulier, la loi du 20 août 2008 a annulé l’obligation pour l’accord collectif prévoyant les forfaits en jours de déterminer « des modalités de suivi de l’organisation du travail des salariés concernés, de l’amplitude de leurs journées d’activité et de la charge de travail qui en résulte» (article L.3121-45 dans son ancienne rédaction). Elle est remplacée par le simple examen annuel de ces questions lors d’un entretien individuel avec le salarié (nouvel article L.3121-46). Ce point est important car les faits de l’espèce examinée par la Cour de cassation étaient antérieurs à 2008, donc sous l’empire de l’ancienne législation. On verra cependant que la position dégagée par la Cour de cassation garde toute sa pertinence.
Une solution nouvelle pour une question qui ne l’était pas
Ce n’est pas la première fois qu’un salarié en forfait-jours se plaint du non respect par l’employeur des obligations de suivi de sa charge de travail prévues par un accord collectif. Dans un arrêt du 13 janvier 2010 (pourvoi n°08-43201), la Cour avait jugé qu’un tel man- quement ouvrait droit à des dommages et intérêts mais n’annulait pas la convention de forfait : elle avait ainsi cassé la décision de la cour d’appel d’ Aix-en-Provence qui avait procédé à cette annulation et accordé au salarié un important rappel de salaire en paiement de ses heures supplémentaires. L’arrêt du 29 juin opère un revirement de jurisprudence, d’ailleurs noté dans le communiqué de la Cour publié le même jour : la cour d’appel de Caen ayant constaté « que les stipulations de l’accord collectif du 28 juillet 1998 (…) n’ avaient pas été observées par l’ employeur », elle aurait dû en «déduire que la convention de forfait en jours était privée d’effet et que le salarié pouvait prétendre au paiement d’heures supplémentaires dont elle devait vérifier l’existence et le nombre ». Outre son impact évident sur le montant des sommes que peut réclamer le salarié, ce revirement a une portée de principe : l’encadrement collectif est un élément substantiel de la convention individuelle de for- fait, dont la violation prive d’effet la dite convention.
La Cour de cassation, qui n’est tenue de répondre qu’aux questions qui lui sont posées aurait pu s’en tenir là. Mais elle a choisi d’aller beaucoup plus loin et d’expliciter les conditions de validité d’une convention de forfait en jours.
N’ en déplaise aux commentateurs qui n’y ont vu qu’une absence de condamnation du principe de ces forfaits, elle a rendu une décision de grande portée qu’il importe de comprendre, de faire connaître et surtout d’utiliser dans notre combat pour la maîtrise de leur temps de travail par tous les salariés de l’encadrement.
Retour à l’essentiel : le droit à la santé et au repos
Par son visa (liste des normes fondant son raisonnement juridique) et ses attendus de principe, la chambre sociale donne le ton d’emblée : « Attendu, d’abord, que le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles; Attendu, ensuite, qu’il résulte des articles susvisés des directives de l’Union européenne que les États membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur».
C’est à partir de cette exigence fondamentale que la Cour va se livrer à l’examen préalable de la validité de la convention de forfait signée par le salarié, ce qui ne lui était pas demandé explicitement, le salarié ne contestant pas celle-ci, mais reprochant à l’employeur de ne pas en avoir respecté les modalités conventionnelles. Comme l’explique le communiqué de la Cour: « Examinant l’accord de branche applicable au litige, elle constate qu’il contient des mesures concrètes d’application des conventions de forfait en jours de nature à assurer le respect des règles impératives relatives à la durée du travail et aux temps de repos, de sorte que le régime de forfait assorti de telles garanties est conforme aux exigences tant de l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946 que des normes sociales européennes visées par l’article 151 du Traité FUE et les directives de l’Union européenne en matière de temps de travail».
Là est l’apport principal de l’arrêt : ne sont licites que les forfaits en jours assortis de garanties conventionnelles apportant une protection effective du droit à la santé et au repos.
Le débat est ainsi replacé sur le contenu de ces garanties. Une des conséquences de cette approche est de réduire à néant les efforts du législateur pour diminuer les exigences à remplir par l’accord collectif : peu importe que le Code du travail impose ou non explicitement à cet accord de comporter « des modalités de suivi de l’organisation du travail des salariés concernés, de l’amplitude de leurs journées d’activité et de la charge de travail qui en résulte », il devra de toutes façons prévoir des contrôles ayant un « effet utile » pour protéger le salarié. Rappelons à ce propos que la Cour de cassation a développé une conception exigeante des obligations de l’employeur en matière de protection de la santé des travailleurs : c’est une obligation de résultat. Ce principe a déjà été largement applique en matière de sécurité au travail, de prévention de l’exposition aux risques professionnels ou psycho- sociaux (pour reprendre un terme à la mode qui désigne pudiquement les nouvelles formes de souffrance au travail et les dégâts parfois mortels qui en résultent…) ainsi qu’aux actes de harcèlement. Il devrait l’ être aux conséquences d’ une durée et/ou d’une intensité excessive du travail. C’est d’ailleurs ce que vient de faire la cour d’appel de Versailles en confirmant la faute inexcusable de Renault dans le suicide d’un des cadres du Techno- centre de Guyancourt : elle retient en particulier «l’absence de tout dispositif dans l’ entreprise pour évaluer la charge de travail, notamment des cadres, l’absence de visibilité des managers sur la charge de travail de leurs collaborateurs, la culture du surengagement (…) ». (CA Versailles 19 mai 2011, RG n°10/00954).
Une décision en phase avec nos revendications
Il est clair que le débat juridique n’est pas clos et va maintenant porter à la fois sur l’analyse des clauses des accords et sur la réa- lité de leur mise en œuvre. La décision de la Cour conforte nos propositions pour encadrer les for- faits en jours à partir de trois axes :
une évaluation individuelle du temps de travail de chaque «forfaité», couplée à un suivi collectif des charges et de l’intensité du travail;
l’introduction de seuils d’horaires journaliers, hebdomadaires, mensuels et annuels dont le dépasse- ment, révélant une situation anormale et un risque pour la santé déclencherait une alerte:
et, pour mémoire (puisque la question de la rémunération dans le cadre d’une convention de forfait en jours valide n’était pas posée dans cette affaire), la rémunération et la compensation effective des heures supplémentaires à partir de l’introduction d’un seuil trimestriel au-delà duquel les heures travaillées seraient indemnisées et/ou assorties de repos compensateurs. La suite des événements sera donc d’ abord revendicative. Mais d’autres procédures seront aussi nécessaires pour donner à la Cour l’occasion de préciser le contenu des garanties collectives exigées et convaincre un patronat encore récalcitrant de l’urgence d’une renégociation à tous les niveaux des accords de forfaits en jours. C’est d’ailleurs ce que suggère le communiqué de la Cour, en concluant en forme d’avertisse- ment à peine dissimulé : « Cette décision ne remet pas en cause la validité du système du forfait-jours et donne toute sa place aux accords collectifs ». Le juge étant clairement prêt à occuper la place que l’absence de négociation laisserait vacante.
Une gestion habile des normes internationales
La mobilisation de normes inter- nationales d’origine diverse mérite aussi d’être soulignée car elle réfère à des questions qui se retrouveront nécessairement dans de prochains contentieux. Dans le tir de barrage des juristes pro- Medef qui a précédé l’arrêt, se trouvait en bonne place la critique du bien fondé et de l’application concrète de la décision du CEDS. Il s’agissait, sans entrer dans le détail (les lecteurs intéressés pourront consulter deux excellents articles: «Réflexion sur l’efficacité de la Charte sociale européenne » par Jean-François Akandji- Kombé, Revue de Droit du Travail, avril 2011 ; « Le forfait-jours va-t-il devoir céder face à la pression européenne ? » par Jean- Philippe Lhernould, Liaisons Sociales Europe n°279, 2 au 15 juin 2011) :
- du statut du CEDS et de ses décisions, dans la mesure où le Comité des ministres, organe politique du Conseil de l’Europe s’est contenté de « prendre acte » de la délibération du CEDS;
- de l’applicabilité directe des dis- positions de la Charte à un litige entre particuliers (le Conseil d’État s’y refuse explicitement, la Cour de cassation l’a admis implicitement, mais pas à propos des articles invoqués pour les forfaits en jours);
- d’une éventuelle contradiction entre la Charte et les dispositions des directives européennes sur l’aménagement du temps de travail qui semblent permettre de bien plus larges dérogations.
- La Cour de cassation s’est bien gardé d’entrer dans ces problématiques et d’invoquer directe- ment la position du CEDS. En revanche, elle s’ appuie sur un point commun aux textes communautaires et à celui du Conseil de l’Europe : la défense du droit à la santé et au repos. Elle rappelle aussi que le traité de Lisbonne, fondement actuel du droit de l’Union européenne fait explicitement référence à la Charte sociale européenne. Enfin, elle invoque un texte encore trop peu utilisé, mais maintenant partie intégrante du traité de Lisbonne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont l’article 31 mérite d’être cité :
- « 1.- Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité.
- 2.- Tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire ainsi qu’à une période annuelle de congés payés.»
Un dernier petit plaisir
Pour souligner le tsunami dont les entreprises étaient, selon lui, menacées par les vilains magistrats de la chambre sociale, le Medef s’était porté intervenant volontaire contre le pourvoi du salarié, aux côtés de l’entreprise concernée. Intervention que la Cour déclare irrecevable en considérant« que le Medef ne justifie pas d’un intérêt, pour la conservation de ses droits, à soutenir la société défenderesse au pourvoi ».
Le communiqué et l’intégralité de l’arrêt sont disponibles sur le site de la Cour de cassation, http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_so- ciale_576/1656_29_20460.html
Voir aussi le communiqué de presse de l’UGICT-CGT sur le sujet, ainsi que le site forfaitsjours.fr dédié au temps de travail des cadres au forfait jour.