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Dans un précédent ouvrage, vous avez fait la critique de ce que vous appelez le «Wall Street management» . Que visiez-vous alors ?
Jean-François Bolzinger. Nous sommes partis des atteintes à la santé qui se multiplient chez les cadres et qui sont un phénomène plus général que la fragilité de quelques personnes. Nous n’avons pas accepté l’idée qu’il y a de bons et de mauvais managers. Sur l’ensemble des entreprises, une même logique se développe qui impacte les personnes, mais aussi la qualité du travail et l’environnement. Le fil conducteur, c’est la financiarisation et un mode de management qui en est le support. Il y a eu rupture au tournant des années 1990 avec le passage du capitalisme industriel au capitalisme actionnarial : performance individuelle, objectifs quantitatifs à atteindre, un management avec comme seul motif de dégager du cash. C’est ce qui nous a amenés à définir ce concept de Wall Street management : tout le fonctionnement de l’entreprise est mis au service de la financiarisation. Ce mode de management vient percuter l’alchimie complexe de la création des richesses et créer un vrai problème d’efficacité. Notre premier livre décryptait ce phénomène, le deuxième livre pose la question : « Comment en sortir ? »
Ce management vise au maximum d’économies et notamment à faire baisser le coût du travail. Ce débat est en pleine actualité avec le pacte de compétitivité.
Marie-José Kotlicki. Il faut rompre avec le catéchisme de la baisse du coût du travail. Le prix du travail en France n’est pas plus élevé qu’ailleurs. Si on intègre le coût du financement privé de la protection sociale auquel sont assujetties, pour les accidents du travail notamment, les entreprises allemandes, espagnoles ou italiennes, le prix du travail en France se situe dans la médiane. Dans l’industrie manufacturière, le prix du travail en France est inférieur à celui de l’Allemagne. Et la productivité horaire du travail est supérieure chez nous à celle des autres pays industrialisés. Ce n’est donc pas le handicap du coût du travail qu’il faut combattre mais celui du coût du capital qui est, lui, plus important qu’ailleurs. D’une part parce que l’exigence de rentabilité forte à court terme rend l’accès au crédit plus difficile pour les TPE, les PME et les entreprises de haute technologie. D’autre part parce que la France verse les dividendes les plus élevés d’Europe aux actionnaires. On a fait fi des résultats négatifs de la politique de baisse du coût du travail. En dix ans, 750 000 suppressions d’emplois, la fermeture de plus de 900 usines. L’investissement dans l’appareil productif est le plus bas de tous les pays de l’OCDE. Il faut rompre avec cette logique et revaloriser le travail. Partant de la reconnaissance du travail, nous visons un changement de management dans les entreprises.
Vous dites que c’est au cœur du travail que doivent s’opérer la définanciarisation de la société et l’émergence de nouvelles efficiences.
Jean-François Bolzinger. Il faut réconcilier le travail et l’emploi, le travail et l’entreprise, et le microéconomique et le macroéconomique. La financiarisation de la société se joue dans le travail. Il n’y aura pas de transformations réelles uniquement par des mesures macro. On a besoin de salariés acteurs qui doivent se mobiliser pour reprendre en main leur travail et l’économie. Il y a un vrai déficit politique et syndical sur le travail, sa reconnaissance, sa place, la nécessité de le changer. On en parle, mais comment agir ? Quand on avance à juste titre des propositions de sortie de crise sur le plan macroéconomique, c’est insuffisant. Et changer de cadre demande du temps alors qu’on est dans une situation d’urgence. Il faut donc aussi, de façon immédiate, s’attaquer à transformer le travail. Avec ce livre, nous voulons montrer comment, au nom du « bien travailler », on peut permettre aux salariés, sur leur lieu de travail, d’être déjà des acteurs de la sortie de crise.
Marie-José Kotlicki. La financiarisation est mondiale mais elle prend sa source dès le lieu de travail, dès l’entreprise. Le livre ouvre le débat : oui, il y a des possibilités, non de gérer, mais de sortir de la crise. Nous amenons des solutions cohérentes pour sortir de la gouvernance actionnariale avec notamment de nouveaux droits d’intervention des salariés sur le travail et dans la gestion. Dans le même temps, nous posons la question de la responsabilisation des actionnaires : nous proposons un contrat d’éthique productive obligeant les actionnaires à maintenir leurs actions dans l’entreprise entre cinq et sept ans pour permettre l’émergence de projets industriels. Enfin, nous appuyant sur les travaux des chercheurs Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, nous pensons qu’il existe un vide juridique sur la définition de l’entreprise qui fait confondre entreprise et société de capitaux. Et qui fait des dirigeants d’entreprise seulement des mandataires des actionnaires. Ces chercheurs veulent voir reconnaître que la mission de l’entreprise est une mission de création collective, définir un statut du chef d’entreprise distinct de celui du mandataire des actionnaires, et adopter une règle de solidarité qui fait qu’en cas de licenciements, les actionnaires aussi en supportent les impacts sociaux.
Ces nouveaux critères de gouvernance sont-ils déjà présents, à l’œuvre dans certaines entreprises ? Est-ce que, sur le plan syndical, des luttes se mènent sur ce terrain ?
Jean-François Bolzinger. Il existe des pistes de transformation du travail, de management alternatif, plus solidaire, plus coopératif. Dans l’économie sociale, on a mieux absorbé le choc de la crise qu’ailleurs. Des choses nouvelles se produisent, un regain d’intérêt pour les coopératives. Il y a des exemples forts, comme l’imprimerie Hélio Corbeil où un délégué CGT se retrouve à la tête de la coopérative, un mouvement qui n’existait pas il y a quelques années. Nous avons aussi regardé d’autres expériences de management alternatif, y compris dans des secteurs où l’on ne les attend pas.
Marie-José Kotlicki. Nous racontons dans le livre ce qui se passe chez le grand joaillier Mauboussin de la place Vendôme, à Paris. Alors que l’entreprise allait fermer à cause d’un déficit de 100 millions d’euros, et après des licenciements, un nouveau manager est appelé. Il propose un pacte aux actionnaires en leur demandant un nouvel apport pour combler les pertes. Mais ils doivent renoncer à tout dividende pendant cinq ans. Il demande également aux dirigeants de l’entreprise de diminuer le taux de marge pour investir dans la production. En deuxième lieu, il s’est occupé des évolutions sociétales. Il constate que, dans la joaillerie de luxe, c’est l’homme qui achète le bijou et la femme reste le portemanteau de cet attribut. Il estime que c’est contraire aux évolutions de la société. Il veut donc créer des bijoux achetés par les femmes et les démocratiser. Il transforme les bijoux et casse les prix, même si cela reste des bijoux de luxe. Enfin il casse le mode vertical de management en associant les salariés. Un effort de formation et une augmentation des salaires accompagnent ce mouvement. Chaque création est présentée aux salariés, des femmes en grande majorité, et il les fait voter. S’ils et elles estiment qu’un produit ne correspond pas, il n’est pas commercialisé. L’entreprise est à nouveau à flot.
Est-ce un modèle possible pour les grandes entreprises industrielles ?
Marie-José Kotlicki. Nous prônons, pour les grandes entreprises, de revoir les outils de management. Chez EADS, le Wall Street management a été à l’origine de graves dysfonctionnements économiques puisqu’on a failli perdre le marché des A380 et qu’on a pris un an de retard. Parce que les indicateurs utilisés sont des outils quantitatifs déconnectés de la réalité du travail qui masquent les réels dysfonctionnements qu’ils engendrent. Ce management ne pourra pas durer et ils le savent. Nous voulons qu’on mette à plat ces modes de management, non seulement pour éviter la souffrance au travail, mais pour une réelle efficacité économique. C’est pourquoi nous pouvons avoir l’oreille de certains patrons ou mener des luttes syndicales gagnantes, comme c’est le cas par exemple sur l’évaluation du travail, pour sortir d’une évaluation comportementale vers une évaluation collective du travail.
Pour changer le management, il ne faudrait pas virer les managers ?
Jean-François Bolzinger. Un cadre ne doit pas être uniquement un passeur de consigne dans les deux sens. Il faut changer le mode de management et les managers n’aspirent qu’à ça car on ne leur permet pas de faire correctement leur travail. Manager, c’est aujourd’hui savoir mobiliser les salariés pour bien travailler, en liant qualité des missions ou des produits, épanouissement des salariés et réussite économique durable.
Y a-t-il une crise dans l’encadrement?
Marie-José Kotlicki. Il y a la pointe de l’iceberg avec les drames humains des suicides, mais cela fait une vingtaine d’années qu’on parle de distanciation des cadres vis-à-vis de la financiarisation des entreprises. On constate une moindre mobilisation des cadres dans le travail, comme si leurs valeurs s’arrêtaient à la porte de l’entreprise. Ils font leur travail sans conviction, avec beaucoup de frustrations, et c’est souvent en dehors de l’entreprise qu’ils s’investissent dans les associations, etc. Il y a eu des luttes au début des années 2000, qui concernaient diverses catégories, les cadres sur la RTT, les chercheurs, les éducateurs, les infirmières, les inspecteurs du travail… et qui avaient comme points communs la reconnaissance des qualifications et les moyens d’exercice de leur travail et de leurs responsabilités. Aujourd’hui, avec la crise, il y a des luttes comme chez Alcatel face à la destruction du travail. C’est un mouvement qui prend forme. Il faut conquérir de nouveaux droits pour les cadres car aujourd’hui, s’ils ne sont pas d’accord avec une décision de l’entreprise, ils ont le choix entre se démettre et se soumettre. Il ne suffit donc pas de leur dire : résistez ! Nous prônons un droit individuel garanti collectivement : le droit de s’opposer à une directive qui, selon le cadre, met en danger le personnel ou l’environnement, mais sans que cela entraîne de sanction.
Pensez-vous, que dans les programmes syndicaux ou politiques, les droits nouveaux, la démocratie sociale soient à leur juste place ?
Marie-José Kotlicki. C’est à notre avis très insuffisant. Nous ne devons pas être la Pénélope des grands soirs. On n’est pas suffisamment concret dans les propositions de sortie de crise. Si on ne change pas profondément le travail, ce qui passe par son juste paiement, la reconnaissance des qualifications et une formation qualifiante pour ceux qui n’en ont pas, les meilleures réformes économiques ne prendront pas et, finalement, ne seront pas appliquées au prétexte qu’il y a la crise et qu’il faut être pragmatique…
Jean-François Bolzinger. C’est aussi pourquoi nous posons la question de revisiter les lois Auroux, de les étendre et de les revivifier. Elles ont permis une avancée dans le droit d’expression des salariés. Leur limite est qu’elles n’ont pas changé la question des pouvoirs. Avec les niveaux de qualification qui évoluent, chaque salarié peut avoir un rôle contributif sur l’ensemble des questions, les conditions de travail, mais aussi l’organisation et la stratégie d’entreprise.
C’est le titre de votre livre, vous demandez qu’on fasse vivre le «bien travailler». Concrètement, comment y parvenir ?
Jean-François Bolzinger. Est-ce qu’on se réapproprie le travail ou est-ce qu’on laisse le capital casser le travail ? C’est l’enjeu. Les salariés expriment le besoin de travailler correctement et que leur travail ait un sens. Les cadres qui abandonnent leur emploi pour se lancer dans le dangereux statut d’autoentrepreneur disent souvent qu’ils en ont assez de mal travailler et du management coercitif. « Laissez-nous bien travailler » est un cri du cœur sorti des consultations que nous avons menées auprès de cadres. Plus les salariés sont intéressés et motivés par leur travail, plus ils sont démobilisés dans l’entreprise. Il faut donc réconcilier le travail et l’entreprise. Comment fait-on pour transformer le travail et comment permettre aux salariés de participer à cette transformation ? C’est à cela qu’il faut arriver si on veut un pays qui se mobilise pour son avenir.
« Laissez-nous bien travailler ! »
Marie-José Kotlicki et Jean-François Bolzinger, après avoir, dans un précédent ouvrage, dénoncé le «Wall Street management», s’attachent à esquisser dans ce livre « Laissez nous bien travailler ! Manager sans Wall Street » (1) les pistes pour un management alternatif. Ils s’inscrivent dans le débat actuel de la compétitivité, prenant le contre-pied des lieux communs sur le soi-disant trop fort coût du travail. Au cœur de leur analyse fondée, l’urgence d’une revalorisation du travail, de sa reconnaissance, et une démocratie sociale étendue. Une vision nouvelle de l’entreprise dégagée de la financiarisation et lieu d’une mission collective où le rôle contributif des dirigeants, des managers et de chaque salarié soit reconnu.
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(1) Éditions de l’Atelier, 2012, 190 pages, 18 euros.
Entretien avec les auteurs de « Laissez-nous bien travailler ! Manager sans Wall Street », publiée en double-page dans l’Humanité du lundi 7 janvier 2013.