Pour en savoir plus
En théorie, c’est une méthode d’organisation du travail qui vise à supprimer les tâches sans valeur ajoutée au profit des tâches à valeur ajoutée, et à réaffecter les ressources ainsi libérées vers d’autres postes, comme l’innovation, le tout devant s’opérer dans un contexte d’amélioration continue où chaque salarié est amené à proposer une révision des procédures.
Dans les faits, elle se traduit par une « chasse au gaspillage » imposant une pression importante sur les conditions de travail, et modifiant très profondément le contenu des postes, avec bien souvent un appauvrissement qui conduit à remettre en cause la place des salariés dans l’entreprise.
La société Cap Gémini Tmd ayant voulu faire bénéficier ses 8 500 salariés de ce progrès décisif, il s’est trouvé quelques élus dubitatifs du CHSCT pour décider d’une expertise destinée à examiner les conséquences de la démarche lean sur la santé des travailleurs. Ce que la société a aussitôt contesté devant le juge des référés du TGI de Nanterre (6 janvier 2012, RG 11/03192).
Lequel juge a lu attentivement les brochures de présentation de cette démarche, selon lesquelles « la méthode induit une organisation des équipes par rapport au besoin client, des rôles et responsabilités renforcées; (…) le tout par la réorganisation physique des équipes, l’établissement d’un tableau des « irritants » et actions d’amélioration, d’un plan de communication; (…) qu’elle est dominée dans son esprit par une culture de l’amélioration continue».
Il en déduit que«la méthode Lean,dans la mesure où elle s’inscrit dans une approche nouvelle de l’amélioration des performances peut impacter des transformations importantes des postes de travail découlant de l’organisation du travail, des modifications des cadences et normes de productivités, voire des aménagements modifiant les conditions de santé et sécurité ou les conditions de travail ».
Il s’agit donc bien d’une « décision d’aménagement importante » au sens de l’article L.4612-8 du Code du travail, justifiant le recours à une expertise diligentée par le CHSCT. Pour l’anecdote, signalons que Cap Gémini est le consultant choisi par le ministère de la justice… pour y développer la démarche lean. On ne s’étonnera pas que plusieurs organisations de magistrats se soient déjà élevées contre les dérives qu’une telle approche pourrait entraîner.
Qui est donc responsable ?
Mais la mise en cause de la santé des travailleurs par des modes de management décidés aux plus hauts échelons de l’entreprise pose une autre question: celle de la responsabilité de l’encadrement chargé de les mettre en pratique. Un point est acquis dans la jurisprudence : l’employeur, tenu de «l’obligation de résultat» rappelée plus haut ne peut s’exonérer de sa responsabilité civile quand un salarié commet des actes caractérisés de harcèlement, ce salarié pouvant être lui même poursuivi pénalement (pour un exemple récent, voir cass. crim. 6 décembre 2011, pourvoi n°10-82266).
Mais le problème est plus complexe si le cadre mis sous pression pratique un management musclé. La Cour de cassation vient de rendre un arrêt concernant un responsable du centre d’accueil téléphonique de Canal +, licencié en raison d’un «comportement inacceptable à l’égard de ses col- lègues et collaborateurs» se traduisant notamment par «l’emploi abusif manifeste et répété d’actes et propos arbitrairement dénigrants et/ou malveillants, voire intolérablement agressifs et/ou menaçants à l’encontre de plusieurs de ses subordonnés ou collègues».
Cependant, elle approuve la décision de la cour d’appel de Paris qui avait déclaré ce licenciement sans cause réelle et sérieuse, en énonçant que «c’est par une appréciation souveraine de la valeur des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que la cour d’appel a estimé (…) que le comportement du salarié quoique blâmable ne revêtait pas du fait de la pression exercée sur lui par l’employeur un caractère sérieux justifiant son licenciement». (Cass. soc. 8 novembre 2011, pourvoi n°10-12120)
Se soumettre ou se démettre ? Accepter d’être un agent de surexploitation et de mettre en péril la santé de ses collaborateurs ou le refuser au détriment de sa carrière, voire de son emploi? Ce dilemme est subi par un grand nombre de cadres. Il n’a pas de solution individuelle satisfaisante, même si les actes de résistance au quotidien sont plus nombreux qu’on pourrait le croire. Le syndicalisme spécifique vise justement à construire une issue collective, s’inscrivant dans la recherche d’un management alternatif.
L’arrêt que nous venons d’évoquer est à l’évidence un jugement d’espèce, mais il a le mérite de rappeler que les comportements individuels trouvent presque toujours leurs racines dans l’organisation du travail et que c’est sur celle-ci que doit agir l’UGICT-CGT.