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Une prérogative patronale et un droit des salariés
En énonçant que « les méthodes et techniques d’ évaluation des salariés doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie », le Code du travail reconnaît implicitement le bien-fondé des procédures d’évaluation. La jurisprudence a été plus loin et en a fait un droit de l’employeur : « sous réserve de ne pas mettre en œuvre un dispositif d’évaluation qui n’ a pas été porté préalablement à la connaissance des salariés, l’ employeur tient de son pouvoir de direction né du contrat de travail le droit d’évaluer le travail de ses salariés» (Cass. soc. 10 juillet 2002, pourvoi n°00-42368).
Dans cet arrêt, la cour valide le licenciement d’une enseignante de l’AFPA « pour avoir refusé de se soumettre à plusieurs reprises à une évaluation de son travail ». La référence de cet arrêt aux seuls articles 1134 du Code civil (« Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ») et L.121-1 (devenu L.1221-1) du Code du travail (« Le contrat de travail est sou- mis aux règles du droit commun ») montre que, pour la Cour, l’évaluation à l’initiative de l’employeur est inhérente au lien de subordination qui fonde le contrat de travail. Cependant, l’évaluation peut aussi être une protection contre des décisions arbitraires et son absence un indice de discrimination. Deux exemples.
– En 1998, un ingénieur d’Alcatel Cit ayant 27 ans d’ancienneté saisi la juridiction prud’homale pour solliciter son reclassement à la position III C et la condamnation de l’employeur au paiement d’un rappel de salaire et de dom- mages-intérêts. Pour justifier une moindre progression par comparaison avec ses collègues, l’entre- prise allègue diverses critiques sur l’activité professionnelle du salarié. Après son licenciement en 2000 et un long feuilleton judiciaire, la Cour de cassation reconnaît l’inégalité de traitement dont il a été victime et balaye l’argumentation patronale en ces termes: « Mais attendu qu’ayant constaté que le procès-verbal d’ entretien d’évaluation réalisé en 1993 conte- nait des appréciations positives sur la qualité du travail fourni par le salarié, qu’aucune autre évaluation n’était intervenue postérieurement et que les critiques de l’employeur relatives aux difficultés de travailler en équipe et à la susceptibilité excessive du salarié à l’ égard de sa hiérarchie n’ ont été formulées qu’a posteriori et peu de temps avant la saisine par le salarié de la juridiction prud’homale [la cour d’appel a légalement justifié sa décision] ». (Cass. soc. 20 février 2008, pourvoi n° 06-40085).
– Un salarié de la MSA de l’Hérault, victime de discrimination syndicale est débouté par la cour d’appel de Montpellier qui estime que l’absence d’entretiens d’évaluation pendant plusieurs années, bien que prévus par l’article 62 de la convention collective nationale de la MSA, n’a pas entraîné de retard significatif de sa progression salariale par rapport à ses collègues et ne constitue pas un indice de discrimination obligeant l’employeur à en justifier les raisons. Cette décision est critiquée par la Cour de cassation qui juge: «qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si l’ absence fautive d’ entretiens d’évaluation et la disparité de traitement constatée, qui laissaient présumer l’ existence d’ une discrimination, étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, la cour d’appel a méconnu les règles d’administration de la preuve applicables en la matière et privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés». (Cass. soc. 31 mars 2009, pourvoi n° 07-45522).
En fait, l’absence d’entretiens privait le salarié d’occasions d’acquérir des points d’évolution. Dans le même ordre d’idées, le conseiller prud’homme de l’Ugict ayant à juger un licenciement prononcé pour insuffisance professionnelle sera très attentif aux comptes rendus des entretiens d’évaluation souvent en décalage, voire en contradiction avec la lita- nie des griefs énoncés par l’employeur au moment du licenciement pour tenter de l’étayer (voir un exemple en encadré).
Le contrôle de l’évaluation par les IRP
Les institutions représentatives du personnel sont investies de prérogatives importantes en matière d’évaluation. L’absence des consultations prévues constitue un délit d’entrave et justifie la demande de suspension de la mise en œuvre d’un processus n’ayant pas fait l’objet d’un examen par le comite d’entreprise et les CHSCT concernés. La jurisprudence est très rigoureuse sur l’effectivité de ce contrôle, ce qui est logique compte tenu de son acceptation du principe même de l’évaluation patronale, qui impose le respect de son encadrement et la protection des salariés contre les risques de dérive.
S’agissant du comité d’entreprise, ses prérogatives résultent immédiatement de l’article L.2323-32, alinéa 3, du Code du travail, puisque qu’un processus d’évaluation permet nécessairement « un contrôle de l’ activité des salariés ». On notera que l’information doit être préalable à toute mise en œuvre et suivie d’ une consultation explicite : le comité doit rendre un avis. Cela vaut pour la mise en place d’un processus, pour sa modification ou pour une nouvelle utilisation à des fins d’évaluation d’un système établi antérieurement.
Ces exigences sont illustrées par l’arrêt du 10 avril 2008 (Cass. soc. pourvoi n° 06-45741), qui apporte en outre quelques précisions sur la finalité du contrôle exercé par le comité d’entreprise : « attendu que le comité d’ entreprise doit consulté préalablement à la décision de mise en œuvre dans l’entreprise de moyens ou techniques permettant le contrôle de l’activité des salariés, que cette consultation qui doit permettre au comité de donner son avis sur la pertinence et la proportionnalité entre les moyens utilisés et le but recherché, n’a pas le même objet que la consultation sur la mise en place d’ une nouvelle modalité de rémunération ; et attendu que la cour d’appel, qui a constaté que le comité d’entreprise n’avait pas été consulté avant que l’employeur décide d’utiliser « un outil de pilotage commercial » comme moyen d’ évaluation des salariés, a ainsi caractérisé l’existence d’un trouble manifestement illicite justifiant la suspension de cette décision jusqu’à la consultation des représentants du personnel sur ce projet (…)».
De même, la cour d’appel d’Amiens (4 février 2010, RG n°09/01791) a ordonné la suspension de l’utilisation de nouvelles fiches décrivant les métiers et les savoir-faire correspondants, utilisées dans les entretiens d’évaluation du Crédit du Nord Picardie et qui avaient remplacé celles utilisées précédemment sans que le comité d’entreprise ait été consulté sur ce changement. Voir aussi l’arrêt ordonnant en référé à la SA Sanofi-Aventis France de détruire les bilans des entretiens d’évaluation effectués sur la base d’un nouveau référentiel de compétence non soumis préalablement au comité d’entreprise (CA Paris, 14ème chambre A, 28 janvier 2009, RG n° 08/22911).
Les tribunaux vont également sanctionner une information incomplète ou déloyale du comité, par exemple l’existence de quotas de classement des salariés pratiqués sans avoir été explicités. Ainsi, le TGI de Nanterre a condamné la société Hewlett-Packard pour délit d’entrave à la suite de la découverte d’un mail d’un responsable de secteur révélant qu’au moins 5 % des salariés évalués devaient être classés dans la plus basse catégorie. Selon le TGI, « ce courrier électronique a révélé un objectif, qui était pratiqué de fait, l’instauration de quota pour répartir la rémunération variable, mais non explicitement exposé et en tout cas jamais porté à la connaissance des IRP ». (TGI Nanterre, 2ème chambre, 27 novembre 2009, RG n°09/10164).
La consultation du CHSCT est un apport assez récent de la jurisprudence, fondé sur les prérogatives générales de cette institution (articles L.4612-1, alinéa 1, anciennement L.236-2, et L.4612-8) et les conséquences potentielles d’un processus d’évaluation qui peuvent être lourdes sur la rémunération, la carrière, voire l’emploi des salariés. C’est ce qu’exprime l’arrêt « Mornay » (Cass. soc. 28 novembre 2007, pourvoi n° 06-21964) : «Mais attendu qu’ayant relevé que les évaluations annuelles devaient permettre une meilleure cohérence entre les décisions salariales et l’accomplissement des objectifs, qu’elles pouvaient avoir une incidence sur le comportement des salariés, leur évolution de carrière et leur rémunération et que les modalités et les enjeux de l’entretien étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail, c’ est sans encourir les griefs du moyen que la cour d’appel a exactement décidé que le projet de l’ employeur devait être soumis à la consultation du CHSCT chargé, par application de l’alinéa 1 de l’article L.236-2 du Code du travail, de contribuer à la protection de la santé des salariés ».
Le droit ainsi reconnu au CHSCT permet d’utiliser ses possibilités d’expertise (article L.4614-12) qui pourront être mobilisées sur les deux fondements prévus par ce texte : le risque grave pour les salariés et/ou l’importance du pro- jet. Ce deuxième cas de recours sera souvent fondé sur la sophistication des procédés d’évaluation, justifiant l’intervention d’un spécialiste indépendant de l’ employeur. Le recours à l’expertise en matière d’ évaluation a été confirmé par la cour d’appel de Paris (CA Paris, 5 décembre 2007, RG n° 07/11402) à propos de la mise en place d’un système d’écoute des chargés de clientèle par la société SFR Service clients : «le fait, pour les opérateurs, d’être enregistrés automatiquement est, par nature, un facteur non négligeable d’accroissement du stress, de la charge psychique (…) ; une telle incidence est accrue par le fait qu’un tel système d’enregistrement, associé aux écoutes, est un élément de leur évaluation ; le projet litigieux fait expressément référence, s’agissant des écoutes, qui peuvent être enregistrées, au fait que les collaborateurs concernés sont au courant des conséquences individuelles pouvant en résulter en cas de non respect de leurs obligations en vertu de l’ application du règlement intérieur ; le CHSCT est donc fondé à soutenir que le projet considéré, nouveau en ce qu’il prévoit un enregistrement automatique des communications, induit un contrôle accru des salariés, en y associant des notations et sanctions possibles ».
On notera enfin :
– que tous les CHSCT concernés doivent être consultés ; s’agissant d’une institution le plus souvent décentralisée, il sera ainsi possible de détailler les conséquences d’un processus d’évaluation qui peuvent être différentes selon les établissements d’une même entreprise ;
– l’articulation nécessaire entre la consultation du comité d’entreprise et celle du CHSCT, conformément à l’article L.2323-27, alinéa 2, l’évaluation influant évidemment sur les conditions d’emploi et les modes de rémunération.
D’autres garanties de procédure
Outre la consultation des IRP , la mise en place d’ un processus d’évaluation est soumise à deux obligations de procédure.
Selon l’article L.1222-3 du Code du travail, « le salarié est expressément informé, préalablement à leur mise en œuvre, des méthodes et techniques d’ évaluation professionnelles mises en œuvre à son égard ». Cette information doit être explicite, détaillée et complète, s’agissant notamment de l’utilisation qui sera faite des éléments d’évaluation. L’arrêt du 10 juillet 2002 cité ci-dessus en fait une condition impérative de validité du processus et de son opposabilité au salarié. Souvent les entreprises éditent deux « guides de l’évaluation », l’un destiné aux salariés « évaluables », l’autre aux managers « évaluants ».
Il semble possible de revendiquer la communication de ces deux documents à tous les salariés concernés. D’autre part, les traitements automatisés de données à caractère personnel doivent faire l’objet d’une déclaration auprès de la CNIL (article 22 de la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978, modifiée par la loi du 6 août 2004).
Dès que le processus comporte une saisie informatique (ou même si les données sont conservées de manière automatique et organisées dans un fichier manuel) la déclaration à la CNIL est obligatoire, ainsi que celle de toute modification ultérieure. Elle peut être normale ou simplifiée (articles 1 et 3 de la norme simplifiée n°46 adoptée par la CNIL le 13 janvier 2005, modifiée le 17 novembre 2005). L’arrêt Mornay précédemment cité a rappelé cette obligation, tout en précisant que les tribunaux ne pouvaient suspendre un processus d’évaluation pour cause de non déclaration à la CNIL qu’après avoir constaté que ces données étaient effectivement destinées à faire l’objet d’un traitement automatisé.
Sur les critères d’évaluation
C’est la loi du 31 décembre 1992 qui a introduit le principe selon lequel «les méthodes et techniques d’évaluation des salariés doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie » (article L.121- 7 du Code du travail, devenu L.1222-3). Cette disposition s’inscrivait dans un ensemble de protection des libertés à l’entreprise (cf. l’article L.120-2, devenu L.1121-1 issu de la même loi : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »). Ces textes admettent que le pouvoir de direction de l’employeur puisse imposer des restrictions aux libertés des salariés tout en fixant des limites à ces empiétements, essentiellement la légitimité du but recherché et l’adéquation des mesures prises à celui-ci.
Depuis, la jurisprudence a introduit l’exigence d’objectivité des critères d’évaluation. Cette approche rejoint naturellement celle utilisée en matière d’égalité de traitement. En effet, l’évaluation des salariés va en général déboucher sur des différences de traitement (salaires, primes, promotions, offres de formation, etc.). Conformément à la formule systématiquement utilisée par la Cour de cassation depuis 2008, une inégalité de traitement entre salariés « effectuant un même travail ou un travail de valeur égale » doit reposer sur des «raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence».
C’est ce qu’exprime cet attendu d’un arrêt du 5 novembre 2009 (Cass. soc., pourvoi n°08-43112): «et attendu, ensuite, qu’à condition de ne pas mettre en œuvre un dispositif d’évaluation qui n’a pas été préalablement porté à la connaissance des salariés, l’ employeur tient de son pouvoir de direction né du contrat de travail le droit d’évaluer ses salariés ; que les résultats d’une telle évaluation peuvent constituer une justification objective des décisions de l’ employeur dès lors qu’elle est fondée sur des motifs objectifs étrangers à toute discrimination prohibée ». La mention relative à la discrimination est importante : la Cour rejette ainsi des critères d’évaluation qui, malgré leur caractère objectif, auraient des conséquences négatives, directes ou indirectes, sur des salariés en raison de leur sexe ou pour tout autre motif discriminatoire (exemple : disponibilité appréciée sans tenir compte de l’état de santé ou de mandats syndicaux ou d’un état de grossesse).
Une question d’actualité : les critères comportementaux
Cependant, ces principes bien établis (objectivité, pertinence, adéquation à la finalité de l’évaluation) peuvent poser des difficultés d’interprétation. La plus importante concerne les critères comporte- mentaux, de nombreuses entreprises ayant décidé d’évaluer non seulement la «performance» mais aussi « la façon dont elle a été obtenue ». Il s’agit le plus souvent d’apprécier l’adhésion aux stratégies et objectifs de l’entreprise (ou du moins l’ ardeur mise à les défendre en toutes circonstances) ou l’adoption d’attitudes stéréotypées (tenue, langage, etc.) supposées traduire les « valeurs » de celle-ci.
A priori, de tels éléments d’appréciation sont subjectifs et dénués de pertinence pour apprécier la qualité du travail fourni et en tirer des conséquences en terme de reconnaissance. C’est ce qu’a parfaitement analysé le TGI de Nanterre (5 septembre 2008, RG n° 08/05737) saisi par les syndicats et IRP de la maison d’édition juridique Wolkers Kluwer France en lutte contre la mise en place du pro- jet baptisé «e-Valuation».
Le tribunal a décortiqué ce système complexe d’ évaluation, reposant sur les « six valeurs du groupe Wolkers Kluwer», telles le « focus client », l’intégrité, l’innovation, toutes aussi floues et subjectives. Il conclu : « les critères mis en place restent flous et ne permettent pas de saisir si ce sont des compétences et des objectifs concrets qui sont jugés ou si (…) ce sont des comportements qui sont évalués avec le risque de subjectivité d’une notation basée sur le comportement du salarié devant adhérer à des valeurs d’ entre- prise ». Mais si l’évaluation est imprécise, les conséquences en sont très concrètes. Ces critères rentrent pour 50 % dans la notation finale et ont de « nécessaires conséquences sur la rémunération ».
Pour ces raisons, « l’évaluation n’est pas pertinente au regard de la finalité poursuivie ». Elle est déclarée illicite et le tribunal valide le refus des IRP (Comité d’entreprise et CHSCT) de donner un avis en l’état. La direction devra reprendre les consultations sur d’autres bases en fournissant des éléments précis et concrets sur ses objectifs d’évaluation : fiches descriptives des postes de travail, explicitation de ses critères par métiers, etc.
Plus récemment, la cour d’appel de Versailles, en rejetant la demande de la Société Générale d’ annuler la délibération d’ un CHSCT nommant un expert pour examiner les modifications du système d’évaluation, a détaillé les dangers des critères comporte- mentaux (CA Versailles, 8 septembre 2010, RG n° 10/02253) :
« [Considérant que la direction] a précisé que ce nouveau mode d’évaluation avait pour objectif de tenir compte des comportements et non plus seulement des résultats dans l’évaluation des salariés, et de créer un nouveau modèle de leadership basé sur la recherche de résultats – le quoi – mais aussi sur la façon dont ces résultats sont atteints – le comment -.
Que ce nouveau dispositif s’appuie sur un guide de compétences comporte- mentales, un formulaire d’ évaluation et un outil informatique (…) faisant entrer dans l’évaluation du salarié une accumulation de critères se déclinant autour de sept compétences clefs variant en fonction de sept positionnements de référence, déterminées par le guide selon quatre messages fixant des objectifs comportementaux dont l’ambiguïté de l’énoncé (Cap sur la performance durable, Parler le même langage, Faire le pari du Capital humain, Réinventer notre culture managériale) n’est pas de nature à rasséréner les élus du personnel.
Considérant que si un système d’évaluation personnelle des salariés existait déjà dans l’ entreprise, la modification de celui-ci et l’instauration d’un nouveau mode d’évaluation déterminant non seulement la carrière des salariés, mais également leur rémunération, atteint nécessaire- ment leurs conditions de travail. Qu’en l’espèce, l’importance de la modification mesurable est à l’aune de celle des interrogations légitimes des membres du CHSCT sur l’adéquation des critères retenus à la finalité poursuivie ».
Mais quelques tribunaux se sont laissé abuser par de savantes constructions patronales et ont admis l’étrange concept de critères comportementaux objectifs. Il y a en fait confusion entre reconnaissance de certaines compétences et appréciation du comportement, voire de la personnalité. C’ est ainsi que le TGI de Versailles (28 octobre 2010, RG n° 10/00270) a rejeté les critiques contre le nouveau système d’évaluation EMS (Employee Management System) mis en place par GEMS SCS, filiale française de la division santé de General Electric.
Ce système, directement issu des conceptions de Jack Welch, dirigeant emblématique du groupe américain, est basé sur l’adhésion aux « valeurs de croissance » (growth values) qui se mesure par un mélange savamment dosé d’examen des performances, du comportement et de la capacité du salarié à se valoriser, notamment par la rédaction d’une auto-évaluation qui précède l’entretien avec le responsable hiérarchique.
Le processus est codifié dans différents manuels EMS, plusieurs fois remaniés afin d’y supprimer le vocabulaire le plus choquant pour notre culture… et pour le droit du travail français. Ils com- prennent des listes de comportements jugés mauvais, moyens ou bons, préétablies par famille de métiers. Pour chacune de ces familles, il existe cinq catégories de « comportements professionnels » :
– ouverture vers l’extérieur /aptitudes relationnelles ;
– mise en œuvre d’esprit d’analyse et de synthèse (anciennement « clairvoyance ») ;
– ouverture au changement / adaptabilité (anciennement imagination et courage) ;
– comportement fédérateur/esprit d’équipe (anciennement capacité à fédérer) ;
– expertise. Il y a en tout 775 modèles de comportements !
Cependant le TGI de Versailles a validé le processus par les considérations suivantes : «l’évaluation porte sur la performance et les comportements professionnels ; mais le système prévoit des définitions qui, si elles concernent les comportements, ne portent pas sur la personnalité et les traits de caractère mais sur les comportements au regard du travail à accomplir. Chacun des com- portements est par ailleurs illustre par des exemples qui sont certes multiples en fonction des niveaux et des métiers mais qui permettent de comprendre en quoi le com- portement est évalué. (…) En outre, pour certains postes, le com- portement fait partie intégrante de la compétence et il est difficile pour la majorité des salariés dont le travail n’est pas quantifiable d’avoir recours à des critères purement concrets ».
Le TGI aurait du analyser précisément ces modèles comportementaux. Et d’ abord constater qu’ils référent à des notions différentes : les uns décrivent des comportements au sens propre du terme, ayant un certain caractère objectif, tels que « partage ses informations avec les autres » ou «participe à la vie de l’équipe»; mais d’autres sont clairement du domaine de la personnalité et leur appréciation ne peut être que subjective : « apporte de l’énergie, de l’enthousiasme, de la décontraction dans l’équipe », « énergique, démontre une attitude positive et optimiste », « reste focalisé sur les raisons des problèmes lorsque des obstacles sont rencontrés » ; d’autres enfin sont carrément surréalistes : « met en place les solutions avant que les problèmes n’arrivent », « identifie les imprévus afin de les éviter », « sa parole n’est pas mise en cause, reconnu par les autres, entière confiance ». Comment prétendre que ces descriptions « permettent de com- prendre en quoi le comportement est évalué » ?
D’autre part, le tribunal mélange les notions de compétence et de comportement. Il est exact que certaines fonctions demandent des compétences particulières, à forte connotation relationnelle, telles que la maîtrise de techniques d’animation. Celles-ci, acquises par formation et expérience se traduiront par des comportements adaptés aux situations rencontrées, d’autant plus variables que l’encadrement d’une équipe est tributaire de l’organisation générale de l’entreprise, des objectifs assignés et des moyens alloués au responsable pour accomplir sa tache. Ce sont les compétences mises en œuvre qui peuvent être objets d’évaluation et certainement pas les comportements. Il est vrai que leur évaluation pose un véritable problème.
Mais là encore, le tribunal fait fausse route. La difficulté ne tient pas à l’impossibilité « d’ avoir recours à des critères purement concrets », mais au fait qu’elle ne peut relever d’une évaluation individuelle. N’est-ce pas d’ abord le résultat obtenu par l’équipe et l’évolution de chacun de ses membres qui traduisent les capacités d’encadrement de son animateur ? A condition évidemment d’apprécier ces résultats en référence aux moyens qui ont été mis à disposition et aux contraintes qui ont été imposées. On voit donc que le débat sur les critères comportementaux ne peut être « purement juridique ». Il met en cause la conception même de l’ évaluation et sa finalité, dont nous traitons par ailleurs dans ce bulletin.
Mais cela ne dispense pas le juge d’analyser les systèmes patronaux d’évaluation avec rigueur, sans se laisser prendre par un ha- billage plus ou moins sophistiqué. On peut espérer que la cour d’appel de Versailles, maintenant saisie par les syndicats de GEMS SCS, réformera le jugement du TGI.
Evaluation et pratique prud’homale
La validité d’un système d’évaluation est de la compétence du TGI. Cependant, le conseiller prud’homme peut y être confronté, par exemple dans une affaire de licenciement pour insuffisance professionnelle, que l’employeur peut tenter de justifier à partir d’une évaluation défavorable au salarié. Dans ce cas, le « juge actif » veillera à ce que soient exprimés à l’audience, et pris en compte dans le délibéré, tous les éléments permettant de mettre en doute la pertinence de cette évaluation. Il pointera aussi les contradictions éventuelles entre une évaluation négative et des témoignages de satisfaction de clients ou de la hiérarchie.
Mais il arrive aussi que l’employeur énonce une série de griefs établis au moment du licenciement, ou peu avant, alors que de précédents bilans d’évaluation faisaient état d’un travail satisfaisant. Il ne s’agit pas de tenir des raisonnement à géométrie variable mais d’utiliser le caractère ambivalent des évaluations, occasions pour le salarié de faire reconnaître la qualité de son travail et processus souvent instrumentalisé par l’employeur à d’autres fins. Il convient aussi de rappeler que, selon l’article L.1235-1, « En cas de litige, le juge, à qui il appartient d’apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l’employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles.
Si un doute subsiste, il profite au salarié ». Cette utilisation « positive » de l’entretien d’évaluation est illustrée par un arrêt récent (CA Versailles 23 juin 2010, RG n° 09/03439), confirmant le solide travail d’investigation réalisé par les conseillers prud’hommes de Boulogne-Billancourt. L’opérateur de téléphonie Neuf Cegetel avait licencié un chef de projet le 5 mars 2008, alléguant que dès 2006, sa hiérarchie avait été contrainte de « prendre en charge une partie de ses missions pour pallier un retard important dans le déploiement client et que ce dernier avait suscité un fort mécontentement » ; que dès le premier semestre 2007, la société avait eu à déplorer « des problèmes comportementaux à l’égard de ses interlocuteurs internes ».
Sauf que l’évaluation réalisée le 28 février 2007, pour une période couvrant aussi l’année 2006, faisait apparaître quatre fois la note trois (« performance correspondant en tous points aux attentes de la fonction ») dans les domaines essentiels (« Compétences Métier », « Analyse et synthèse », « Planification et organisation », « Orientation client ») et deux fois la note deux (« performance partiellement reconnue, mais à améliorer »), s’agissant des rubriques « Leadership et confiance en soi » et « Autorité et proactivité ».
Cette contradiction a été la base de la décision des juges, en premier ressort comme en appel. Ainsi, le dispositif patronal d’évaluation, y compris dans sa dimension comportementale tout à fait critiquable s’est retourné contre la société ! De plus, Neuf Cegetel découvrant en octobre 2007 à quel point ce salarié était mauvais (selon elle), lui avait imposé un PSAP (« plan de soutien et d’accompagnement personnalisé »), dispositif de redressement prévu pour les « mal évalués ». Mais sans attendre sa mise en œuvre effective, elle engagea la procédure de licenciement. Là encore, elle ne respectait pas ses propres procédures !
Pour le lecteur curieux de connaître les motifs réels du licenciement, nous indiquerons que cette société avait accumulé les restructurations accompagnées de licenciements collectifs et de bouleversement des équipes de travail, aboutissant en 2008 à son rachat par SFR. Le dégraissage des effectifs par tous les moyens et la recherche de responsables des réorganisations incohérentes étaient à l’ordre du jour.