Les réorganisations du travail ne doivent pas entraîner de réduction des fonctions des salariés

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Les réorganisations du travail ne doivent pas entraîner de réduction des fonctions des salariés
Depuis 20 ans, les fusions, acquisitions d’entreprises, externalisations, cessions de branches, délocalisations s’amplifient. Le patronat transforme les organisations, redécoupe les périmètres d’activités, redistribue les tâches, réoriente les compétences des salariés et repense les organigrammes. Les conditions de travail mais aussi les fonctions des salariés sont impactées. Une évolution de la jurisprudence est apparue récemment pour fixer des limites au pouvoir de l’employeur.

Le pouvoir de l’employeur

Les restructurations relèvent du pouvoir des employeurs. Dans le cadre de son pouvoir de direction, l’employeur peut être amené à faire évoluer les fonctions et les attributions des salariés. Le simple changement des tâches attribuées au salarié ou la réorganisation de ses responsabilités constituent un changement des conditions de travail qui s’imposent à ce dernier, dès l’instant où la rémunération et la qualification ne sont pas affectées.(1)

Mais, quoiqu’en disent les patrons, les réorganisations affectent aussi souvent le contenu du travail et en- trainent des évolutions de responsabilités, le plus souvent à la baisse. Dans ce contexte d’évolution par- fois brutale des fonctions des salariés, les juges ont cherché à préciser les droits et les obligations des employeurs, une nouvelle jurisprudence se dessine, centrée sur des critères qui précisent, notamment le sens de la qualification. En principe, l’employeur peut changer les tâches des salariés si elles correspondent à sa qualification sans avoir à solliciter son acceptation. Sur ce point, trois récents arrêts de la Cour de cassation apportent des éléments nouveaux de sécurité pour le salarié.
«Toutefois lorsque l’étendue des fonctions et le niveau des responsabilités du salarié sont fortement réduits, il y a modification du contrat nécessitant l’accord du salarié même si la rémunération ou la qualification ne sont pas affectés. » (2)

« La scission d’un pôle en deux entités distinctes avait eu pour effet de réduire fortement l’étendue des fonctions de la salariée et le niveau de ses responsabilités, l’équipe de salariés qu’elle encadrait était passée de 11 à 6 personnes. En conséquence, le licenciement pour refus du salarié d’accepter ses nouvelles fonctions est abusif. » (3)

Autrement dit, l’employeur a le pouvoir de modifier l’organisation du travail mais cela ne doit pas avoir pour effet de réduire le niveau de responsabilité et d’autonomie des salariés.

Un troisième arrêt apporte une précision intéressante à propos de la mise à l’écart des salariés de la sphère dirigeante. Il s’agit de l’arrêt rendu par la Cour de cassation (4) du 2 mars 2011 concernant la société Reuters Financial Software (RFS) (5). Dans cette affaire, un salarié avait été mis à l’écart des réunions stratégiques  à l’occasion d’une réorganisation, réduisant ainsi ses responsabilités et modifiant un élément essentiel de son contrat de travail.

Retour sur les faits

Embauché en qualité d’ingénieur financier le 8 juin 1998, par la société Effix devenue RFS, M. X. exerce la fonction de « chef de produit » du 1er juillet 2002 jusqu’à sa promotion à la fonction de directeur de gestion des risques de crédit et de marché, en mai 2005. A compter de cette date, il a la responsabilité de 3 équipes représentant 27 personnes. Il est membre du comité de direction et il rapporte à M. Y . A la fin de l’année 2005, M. Z. vient chapeauter la division reléguant M. Y . et M. X. aux niveaux n-1 et n-2. A la suite de l’acquisition de la société Application Networks, RFS intègre certains salariés et procède de façon concomitante à une réorganisation d’entreprise, qui entraîne le départ de M. Y. et la nomination de 2 nouveaux supérieurs placés entre M. X. et M. Z., le nouveau directeur de la division.

M. Z. procède alors à la réorganisation de l’équipe dont M. X. avait la responsabilité. La scission de ses équipes est annoncée par note interne le 24 avril 2006 et mise en place dès le 3 mai suivant. Sur les 27 salariés, M. X. ne conserve qu’une équipe composée seulement de 3 salariés, intitulée « Product management », les équipes de conception et de développement étant rattachées àM.A.

M. X. s’interroge légitimement. Il exprime son opposition dès le 25 avril et le 18 mai 2006, il saisit le conseil des prudhommes aux fins de voir prononcer la résiliation de son contrat de travail, en raison des manquements graves de son employeur à ses obligations contractuelles justifiant la rupture du contrat de travail. L’employeur ne peut passer outre l’accord du salarié, s’il veut modifier un de ces éléments. La modification ne peut être imposée au salariée contre son gré et doit être justifiée par l’employeur. L’acceptation du salarié devant être claire et non équivoque.
La modification peut être refusée par le salarié. L’employeur n’a pas le droit de fonder sa décision de licencier le salarié sur son refus de la modification de son contrat de travail, sinon le licenciement sera sans cause réelle et sérieuse. Le 19 mai, soit le lendemain de la saisine, un mail de M. A… précise que « la scission des équipes transférées provisoirement à son autorité » est abandonnée au profit de M. X

Le lien hiérarchique sur les 27 salariés redevient effectif en juin 2006. Un courrier du 23 août 2006 de l’employeur confirme à M. X… « son rétablissement intégral dans ses fonctions de directeur reçues en mai 2005». Retour à la case départ? Non! Car il n’est plus cité lorsque la direction félicite les équipes du succès du projet dont il avait la charge. Les 17 et 18 juin 2006, il n’est pas convié à la réunion du comité de pilotage réunissant l’équipe dirigeante, à Londres.

Il reçoit, sur sa paye de septembre, une prime qui aurait due être versée en juillet. Il est écarté de la réunion du 5 septembre 2006 qui a été fixée, alors que la direction savait qu’il avait posé un congé à cette date pour accompagner son enfant à la rentrée scolaire.
Il n’apparait plus sur l’organigramme de septembre 2006. Tant et si bien, que le 8 septembre 2006, il prend acte de la rupture de son contrat de travail au tort de l’employeur. Lorsqu’un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison des faits qu’ il reproche à son employeur cette rupture produit les effets soit d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient soit d’une démission dans le cas contraire. Tel est l’enjeu du jugement.

Quels ont été les arguments du salarié ?

Le salarié ne s’est pas placé sur le terrain du harcèlement. Pourtant, ne pas être invité aux réunions, perdre la responsabilité d’une activité dans laquelle il s’était particulièrement investi, puis la retrouver mais seulement après avoir saisi les prud’hommes, ne plus être nommé dans les mails de félicitation sur la réussite du projet qu’il avait dirigé, dis- paraitre des organigrammes, ne plus être convié aux réunions stratégiques, en un mot devenir invisible, sont bien des atteintes à la dignité.

Or, les employeurs balayent encore facilement du revers de la main les reproches d’humiliation avec une mauvaise foi caractéristique : «il n’était pas possible de citer tous les noms par mail de ceux qui avaient participé au projet DBS », « il n’était pas possible de changer la date d’une réunion à laquelle participaient beaucoup d’autres personnes», etc.

En revanche, le salarié s’est placé sur le terrain de son identité professionnelle et des obligations de l’employeur liées au respect de sa fonction, un des éléments essentiels de son contrat de travail. Sur ce terrain, il devient plus difficile pour l’employeur de justifier que les faits ne caractérisent pas de graves manquements. Son employeur l’a d’ailleurs compris, dès la saisine des prud’hommes, puisqu’il l’a aussitôt rétabli dans sa fonction d’encadrant de l’équipe qui venait de lui être retirée.

Les arguments de l’employeur

Pour l’employeur, il s’agit maintenant de prouver que les griefs invoqués au fondement de la prise d’ acte ne sont pas établis et ne constituent pas des manquements suffisamment graves pour caractériser une rupture qui puisse lui être imputée. L ’ employeur explique d’ une part, que le salarié a finalement bien perçu la prime due, qu’ il a conservé sa rémunération et a recouvré la responsabilité opérationnelle sur l’intégralité de ses équipes.

D’ autre part, qu’il n’ était    du « ressort de M. X. de juger du bien fondé de la réorganisation consécutive à l’ acquisition de la société Application Network et que la création d’un niveau intermédiaire entre un salarié et son supérieur hiérarchique n’entraine pas en soi une rétrogradation ».

D’après lui, il n’y a donc pas eu de modification du contrat de travail du salarié mais seulement de ses conditions de travail. Un peu court !

L’analyse de la Cour d’appel de Versailles

La Cour d’appel de Versailles (7) ne s’est pas laissée tromper par l’argumentation de l’employeur et a donné raison au salarié. Certes, la restructuration relève du pouvoir de décision de l’employeur. Mais les juges ont noté, qu’« au regard de la réalité des pouvoirs de M. X., l’ ajout de 2 niveaux hiérarchiques intermédiaires avait changé le rapport hiérarchique du salarié avec la direction. Même si la fiche de paie indiquait la même rémunération ainsi que le bénéfice de sa voiture de fonction accordée dans son avenant au contrat de travail de mai 2005, le lien n’était plus le même et avait été dis- tendu, rétrogradant le salarié de n-1 à n-3 ». C’est un fait.

En éloignant le salarié des centres de décision, le salarié avait été mis à l’écart de la sphère dirigeante et des réunions stratégiques, en infraction avec son statut de cadre dirigeant, occasionnant une perte de ses responsabilités et constituant une modification essentielle de son contrat de travail.

Le juge peut conclure. Cette modification de fonction ne pouvait être mise en place sans que l’employeur obtienne l’accord exprès et écrit du salarié, ce qui ne fut pas le cas, le salarié ayant manifesté son opposition dès le 25 avril 2006. Dès lors, l’obligation contractuelle de l’ employeur n’ a pas été respectée. Le salarié était en droit d’exiger le maintien de son statut antérieur ou de prendre acte de la rupture de son contrat qui s’analyse alors comme un licenciement de la part de l’employeur sans cause réelle et sérieuse.

Le raisonnement de la Cour de cassation

La Cour de cassation va entièrement confirmer la décision de la Cour d’appel : « Mais attendu que la modification du contrat de travail intervenue sans l’ accord exprès du salarié constitue un manquement aux obligations contractuelles de l’ employeur , qui fait produire à la prise d’acte de la rupture du contrat de travail les effets d’ un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Que la Cour d’appel qui a relevé que l’employeur avait réduit les responsabilités du salarié et l’ avait éloigné de la sphère dirigeante par sa mise à l’ écart des réunions stratégiques a statué à bon droit ».

Nous saluons le courage de ce salarié d’ avoir porter cette affaire devant la justice et l’efficacité de  la Cour d’ appel de Versailles ainsi que la Cour de cassation pour l’ avoir rétabli dans ses droits. Quand le patron a tort, les indemnités sont dues. La société RFS a été condamnée à lui payer les sommes de 22 725,38 euros à titre d’ indemnité conventionnelle de licenciement et de 70 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Compensation n’est pas réparation

Si la justice compense lorsque l’ employeur    a abusé,    elle ne répare pas le drame d’avoir perdu son emploi et de se retrouver au chômage. L’Ugict-cgt interroge et analyse le mode de management actuel. Quel est le sens des réorganisations incessantes à l’œuvre dans les entreprises ? Le découpage de l’organisation interne suit de plus en plus la logique du marché qui consiste à allouer les ressources avec une totale liberté de gestion vers les activités les plus rentables.

Des compétences fondamentales détenues par des salariés ou des branches d’activités jugées moins fructueuses peuvent quitter subitement la structure au gré d’opportunités financières. C’est ce qu’on appelle le pilotage par la performance !

Ce mode de gestion induit des réorganisations incessantes fondées sur la parcellisation des tâches, leur intensification, l’individualisation du rapport au travail. Il amoindrit les capacités d’action des organisations du travail et empêche d’ avoir une vision globale de la finalité de l’organisation du travail et du sens de l’entreprise.

Le patronat chamboule en permanence les fonctions des salariés, il en fait même son nouveau mode de management. Il éloigne les centres de décision du terrain, instaure des formes de délégation de pouvoir non clarifiées et des principes de division des salariés entre eux.
La philosophie du Medef est de faire travailler à flux tendu, de réduire les salaires, de dégrader les conditions de travail, d’utiliser le chômage comme moyen de pression, d’institutionnaliser les mobilités professionnelles forcées.

Au cœur des mobilités forcées, on trouve nombre d’atteintes à la dignité, avec toutes les conséquences délétères que l’on connait sur la santé des travailleurs. Le 27 mars 2011, un salarié de France Télécom de 57 ans, après 30 ans de carrière, s’est immolé par le feu. Il avait été déclassé 3 fois dans les 5 dernières années. Les postes occupés selon une mobilité forcée ne correspondaient pas à son niveau de qualification. Le mépris est devenu monnaie courante au sein des organisations. C’est une stratégie de domination destinée à faire mal et à pousser à la démission. Il est urgent que l’organisation du travail repose sur d’autres critères, respectant le droit, l’humain et la justice. Pour que ça change, il faut réagir avant collectivement pour faire cesser ce mode de gestion dans les entreprises !

L’Ugict-cgt combat le mode actuel de management et avance des propositions alternatives. Ainsi, les modifications de l’organisation du travail doivent s’inscrire dans une évolution de carrière favorable pour les salariés.

En matière de mobilité professionnelle, des comités de suivi de carrière paritaires pourraient être mis en place pour faire toute la transparence sur les conditions d’accès aux différentes fonctions, les critères d’affectation, et les re- cours en cas de difficulté.

Les syndicats doivent agir préventivement contre les débordements patronaux dans des secteurs considérés comme la chasse gardée de la direction, à savoir l’organisation du travail et les modes de management. Dans cette approche revendicative, l’action juridique et la mobilisation des acquis jurisprudentiels trouveront leur pleine efficacité.

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(1) Cass sociale du 29 novembre 2007 n° 06-43.979.
(2) Cass Sociale du 6 avril 2011 n° 09-66.818.
(3) Cass Sociale du 30 mars 2011 n° 09-71.824.
(4) Cass Sociale du 2 mars 2011 n° J 09-40.547.
(5) Reuters Financial Network, éditeur de logiciel pour les salles de marché.
(6) Droit du travail, 65 fiches à l’ usage    des    conseilles    prud’ – hommes, RPDS et PRUDIS CGT, VO Editions, 2010.
(7) Appel Versailles du 4 décembre 2008.

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