Pour en savoir plus
Nous avons déjà traité des décisions rendues par la Cour de cassation en juin et novembre dernier.(1) Son arrêt du 31 janvier 2012(2) confirme la volonté d’un encadrement strict des forfaits jours à partir d’une combinaison de normes de droit françaises et internationales. Il apporte aussi des éléments supplémentaires concernant l’appréciation des accords de branche et l’office du juge.
Confirmations
La Cour reprend les trois attendus de principe énoncés le 29 juin dernier :
« Attendu, d’abord, que le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles ; Attendu, ensuite, qu’il résulte des articles susvisés des directives de l’Union européenne que les États membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur ; Attendu, enfin, que toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires».
Rappelons-en la signification et la portée.(3)
- Il est affirmé un droit constitutionnel «à» la santé et au repos, ce qui induit un «devoir de la nation » à en assurer l’effectivité. Or, les dispositions du Code du travail et les quelques conditions imposées aux accords collectifs encadrant les forfaits jours sont insuffisantes pour atteindre cet objectif : c’est ce constat qui a conduit le Comité Européen des Droits Sociaux à condamner l’état français.(4) Conséquence pratique: ces accords collectifs doivent nécessairement pallier les carences de la législation et aboutir à des garanties suffisantes et réellement mises en pratique. Contrairement à certains commentaires,(5) la position de la Cour ne consiste pas à valider la législation actuelle et à se défausser sur une éventuelle négociation collective, menée au gré des «partenaires sociaux». Elle pose une obligation pour le patronat de conclure et de mettre en œuvre des accords conformes au principe constitutionnel. C’est à partir de cette analyse que l’Ugict a proposé de faire de la (re) négociation des accords forfaits-jours une pièce essentielle de la campagne pour la maîtrise du temps de travail de l’encadrement.
- La Cour rappelle qu’il ne peut être librement dérogé aux « dispositions relative à la durée du temps de travail». Elle reprend l’analyse du CEDS selon lequel les dérogations prévues par la directive 2003-88 CE sur l’aménagement du temps de travail ne peuvent concerner qu’une minorité de cadres supérieurs, en fait des cadres dirigeants au sens du Code du travail français.(6) Pour tous les autres, la durée du temps de travail demeure une référence pertinente. Et pour lever toute ambiguïté, la Cour précise que les « durées maximales de travail » sont au nombre des dispositions dont les accords collectifs doivent impérativement assurer le respect, donc le contrôle. C’est le retour inéluctable de la référence horaire. Notons que cette position revient à suspendre l’application de l’article L.3121-48 du Code du travail qui prétend faire échapper les conventions de forfait-jours aux durées maximales quotidiennes et hebdomadaires du temps de travail.
Sans surprise, la Cour confirme également sa nouvelle jurisprudence établie le 29 juin 2011 : si les conditions exigées pour l’encadrement d’une convention individuelle de forfait jours ne sont pas remplies, celle-ci est tout simplement privée d’effet. Le droit commun s’applique et le salarié est en droit de réclamer le paiement des heures supplémentaires effectuées.
Petit détour par les sources de droit
Comme en juin dernier, la Cour mobilise un ensemble impressionnant de normes d’origine diverses:
« Vu l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, l’article L. 212-15-3 ancien du Code du travail, dans sa rédaction applicable au litige, interprété à la lumière de l’article 17, paragraphes 1 et 4 de la directive 1993-104 CE du Conseil du 23 novembre 1993, des articles 17, paragraphe 1, et 19 de la directive 2003-88 CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 et de l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne».
Cette approche mérite notre attention, car sa portée va au-delà des questions qui étaient explicitement en débat.(7) On y voit la volonté de la chambre sociale de concilier des sources d’origine diverse, de dégager des points communs plutôt que d’opérer un classement, une hiérarchie de valeur entre différentes normes. Il y a évidemment le souci d’échapper à un certain nombre de controverses, telle que l’applicabilité directe de la Charte sociale européenne, l’utilisation des directives européennes dans le cadre d’un litige entre personnes privées ou le refus du Conseil constitutionnel de s’intéresser à la conformité des lois avec les conventions ou traités ratifiés par la France.(8)
Mais elle aboutit à un résultat très fort en imposant la prise en compte de principes fort difficiles à mettre en cause : une chose est pour un pouvoir politique avide de dérégulation de multiplier les dérogations au droit du temps de travail, autre chose serait de nier explicitement le droit à la santé ! Cette démarche risque de nous être fort utile dans d’autres domaines du droit social, face à un gouvernement qui prétend autoriser un accord collectif (9) à modifier les éléments essentiels du contrat de travail sans l’accord du salarié ; et qui laisse le Parlement légiférer sur cette question, tout en prétendant confier aux partenaires sociaux le soin d’en négocier les modalités…(10)
La portée de ce nouvel arrêt
La décision fondatrice du 29 juin 2011 visait un employeur qui n’avait pas mis en œuvre les clauses d’un accord de branche, dont les dispositions paraissaient répondre aux exigences de la Cour. Mais dans l’arrêt du 31 janvier, la chambre sociale censure une cour d’appel qui avait refusé de faire droit au paiement des heures supplémentaires réclamées par un salarié, au motif de l’existence d’une convention de forfait-jours « conforme aux accords collectifs régissant la profession », en l’espèce l’article 12 de l’accord cadre du 8 février 1999 sur l’organisation et la durée du travail dans l’industrie chimique.
Mais pour la Cour, ce texte n’est pas « de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié soumis au régime du forfait en jours » car il se contente de renvoyer au contrat individuel le soin de fixer les modalités de contrôle et de mise en œuvre. Insuffisant aussi l’accord d’entreprise du 3 février 2000 qui ne faisait qu’affirmer la nécessité « de respecter la durée minimale de repos quotidien et hebdomadaire ». Evidemment, cela est conforme aux principes déjà énoncés.
Mais la portée est immense: dans toutes les entreprises relevant de la branche des industries chimiques où il n’existe pas d’accord local palliant les carences de l’accord de 1999, tout forfait-jours est illicite.
Cela doit nous inciter à faire une revue de détail, branche par branche, des accords et avenants concernant l’aménagement du temps de travail. Citons le succès obtenu dès avant l’arrêt de juin 2011 par le syndicat CGT des Hôtels de Prestige et Économiques : par jugement en départage (11) du 7 avril 2010, le conseil de prud’hommes de Paris a considéré insuffisant l’encadrement des forfaits-jours prévu par l’accord de branche des Hôtels Cafés Restaurants du 13 juillet 2004 et l’accord d’entreprise du 15 mai 2002 et déclaré illicite la convention individuelle d’un «chef steward» de l’hôtel du Louvre.
L’office du juge
L’intérêt de cet arrêt vient aussi de ce que la cassation est prononcée sur la base d’un « moyen relevé d’office». Cette disposition du Code de procédure civile, employée de façon exceptionnelle, permet à la Cour, saisie d’un pourvoi mal motivé, de censurer néanmoins la décision qui lui est soumise à partir d’un argument de « pur droit » qu’elle soulève de sa propre initiative.
Dans cette affaire, le pourvoi ne plaidait pas clairement l’illégalité de la convention de forfait mais s’appuyait sur des arguments secondaires : forme adoptée par la convention de forfait, absence de réponse de la cour d’appel à la contestation par le salarié de son autonomie. La Cour de cassation ne les examine pas, mais caractérise l’insuffisance des garanties conventionnelles « dont [la cour d’appel] aurait dû déduire que la convention de forfait en jours était privée d’effet et que le salarié pouvait prétendre au paiement d’heures supplémentaires dont elle devait vérifier l’existence et le nombre ».
L’obligation pour un juge constatant des éléments mettant en cause la licéité d’un forfait-jours d’en déduire son absence d’effet, même si le salarié ne le demande pas, n’est pas nouvelle.(12) Mais ici, la Cour donne l’exemple. Il est donc nécessaire d’en tirer les conséquences en cas de procédure judiciaire individuelle ou collective, ainsi que dans la pratique prud’homale :
- on ne devrait donc plus voir de dossiers, devant le juge du fond ou en cassation, qui «tournent autour du pot» et pointent des «dérives» d’une convention de forfait-jours sans en mettre en cause la validité. Comme on l’a rappelé plus haut, lorsque que l’employeur néglige les mesures de contrôle prévues par accord collectif, il n’y a pas « mauvaise application» de la convention de forfait: elle est, tout simplement, privée d’effet;
- le juge prud’homal saisi par un salarié en forfait jours pour un litige relatif au temps de travail ou à l’insuffisance de rémunération(13), et même si celui-ci ne conteste pas la convention de forfait, devra donc s’enquérir des accords collectifs en vigueur et tirer, même d’office, toutes les conséquences de ses constatations. Une illustration de cette démarche est présentée en encadré.
Que doit prévoir la convention individuelle ?
L’arrêt de la Cour est sans ambiguïté : l’encadrement des forfaits-jours relève de l’accord collectif et ne peut être « délégué » à la convention individuelle de forfait. Mais celle-ci n’a rien d’une simple formalité ! Par un autre arrêt rendu le même jour(14), la chambre sociale annule le forfait-jours d’un responsable des ressources humaines, au motif qu’il n’était prévu que par un article de son contrat de travail, ne précisant pas les modalités du forfait, mais renvoyant à un accord collectif.
Selon la Cour, « le seul renvoi général fait dans le contrat de travail à l’accord d’entreprise ne peut consti- tuer l’écrit requis » (c’est-à-dire la convention établie par écrit et constatant l’accord du salarié prévue par l’article L.3121-40). Aucun texte ne réglemente le contenu de cette convention, qui peut résulter d’un article du contrat de travail, ou d’un avenant, ou encore d’un texte ad hoc annexé à celui-ci. La Cour ne précise pas clairement ses exigences. On peut imaginer qu’elles sont de deux ordres :
- les caractéristiques principales du forfait (caractéristiques d’autonomie rendant le salarié éligible au forfait-jours, référence aux accords collectifs applicables, nombre de jours travaillés, modalités de décompte, etc.);
- les modalités de protection de la santé du salarié (contrôle de la charge de travail, du respect des durées maximales ; entretien annuel, etc.).
Ces exigences nous semblent logiques : l’accord du salarié à des modalités dérogatoires d’organisation de sa vie professionnelle suppose qu’il soit parfaitement informé des devoirs, droits, limites et protections qu’elles comportent.
Agir à l’entreprise
Les avancées jurisprudentielles ne doivent pas nous faire perdre de vue l’essentiel: la maîtrise du temps de travail par les cadres eux-mêmes se décide à l’entreprise, par l’action collective. Les procédures judiciaires constituent d’abord une menace forte qui permet de contraindre l’employeur à négocier. Mais le contenu des accords dépendra toujours de notre capacité à élaborer, avec les personnels d’encadrement, les mesures appropriées à chaque contexte.
On peut considérer que le retour à une référence horaire est un passage obligé. Mais nos catégories tiennent à ménager une part de liberté dans l’organisation de leur emploi du temps : les modalités de décompte horaire tenant compte de cette aspiration sont à construire et ce n’est pas aux juges a les définir à notre place. De même, le contrôle de la charge de travail, qui fait maintenant partie des « obligations de résultat » imposées à l’employeur en matière de santé au travail, suppose une démarche complètement nouvelle, touchant à la fixation des objectifs et intégrant la dimension collective du travail. Les décisions judiciaires récentes sont stimulantes. L’imagination syndicale sur le terrain ne doit pas être en deçà de la créativité des magistrats
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(1) Voir « Cadres & Droit » n° 684 et 686, en ligne sur le site de l’Ugict.
(2) Cass. soc. 31 janvier 2012, pourvoi n° 10-19807.
(3) Interprétation confirmée à plusieurs reprises par les magistrats de la chambre sociale : déclarations de Mme Mazars, conseiller doyen, lors du colloque du SAF le 3 décembre 2011 (actes à paraître dans le Droit Ouvrier) et de M.Gosselin, conseiller, lors de différents colloques et interviews.
(4) Rappelons que le CEDS, organe du Conseil de l’Europe, est chargé de veiller au respect de la Charte sociale européenne par les états signataires.
(5) Emanant essentiellement du Medef et de juristes proches de lui, qui ont exprimé bruyamment leur « soulagement » après l’arrêt du 29 juin 2011 et se sont efforcés d’en minimiser la portée.
(6) Article L.3111-2. Voir dans ce numéro de Cadres & Droit le commentaire d’un arrêt du 31 janvier 2012 concernant cette notion.
(7) Sur l’articulation entre sources de droit dans l’arrêt du 29 juin 2011 et le contrôle de conventionnalité opéré par la Cour de cassation, voir l’intervention d’Antoine Lyon-Caen au colloque du SAF du 3 décembre 2011, à paraître dans le Droit Ouvrier, à laquelle nous empruntons nombre de remarques figurant dans cette article.
(8) Ce qui n’empêche pas la critique de certains aspects de cette approche. Voir par exemple l’intervention de Michèle Bonnechère au colloque du SAF déjà cité.
(9) Rappelons qu’un tel accord serait conclu sous la menace de suppressions d’emplois, que sa validité ne suppose que la signature de syndicats représentant 30 % des salariés concernés et qu’en l’absence de syndicats, il peut être négocié par des élus sans étiquette, hors de tout contrôle ou assistance. Ceci ne lui semblant pas suffisant, le président Sarkozy a évoqué la possibilité d’un vote direct par les salariés.
(10) Il s’agit de l’article 40 du projet de loi Warsmann, selon lequel un accord de modulation du temps de travail s’imposerait aux salariés sans qu’ils puissent arguer d’une modification de leur contrat de travail. Une fois de plus, cette intervention du législateur vise à contourner la jurisprudence (cf. cass. soc. 28 septembre 2010, pourvoi n° 08-43151).
(11) Cph Paris, section encadrement 6ème chambre, RG F 08/05829.
(12) Cf. cass. soc. 3 novembre 2011, pourvoi n° 10-14637, commenté dans Cadres & Droit n° 686. Antérieurement, cass. soc. 31 octobre 2007, pourvoi n° 06-43876 (arrêt Blue Green).
(13) Selonl’articleL.3121-47duCodedutravail, « lorsqu’un salarié ayant conclu une convention de forfait en jours perçoit une rémunération manifestement sans rapport avec les sujétions qui lui sont imposées, il peut, nonobstant toute clause contraire, conventionnelle ou contractuelle, saisir le juge judiciaire afin que lui soit allouée une indemnité calculée en fonction du préjudice subi, eu égard notamment au niveau du salaire pratiqué dans l’entreprise, et correspondant à sa qualification ».
(14) Cass. Soc. 31 janvier 2012, pourvoi n° 10-17593.