Facebook : un jugement antisocial

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Facebook : un jugement antisocial
Le 19 novembre 2010, la section « encadrement » du conseil des prudhommes de Boulogne réunie en audience de départage a débouté les salariés de leurs demandes, légitimant la décision de l’employeur.

En 2008, un samedi soir, vers 23 heures, trois jeunes cadres de la société Alten SIR plaisantent sur Facebook et échangent des propos sur leur hiérarchie. L’un des salariés affiche sur son mur un message concernant le but du « groupe des néfastes ». Pour entrer dans le club très fermé, les intronisés doivent réussir deux épreuves, railler subtilement son supérieur hiérarchique toute une journée et le gaver de problèmes plusieurs mois durant!

Le message, exposé sur le ton de l’humour et de l’autodérision, a été lu par un «ami d’ami» au sens de Facebook, qui ne l’a pas trouvé drôle du tout et s’est empressé de capturer l’écran pour le rapporter au supérieur hiérarchique. Dès le lendemain, la société Alten licenciait sur le champ les trois salariés pour dénigrement envers l’entreprise et incitation à la rébellion contre la hiérarchie.

Ce jeu qui n’était que pure fanfaronnade, simulacre de ce que l’on ne fait pas, est devenu la cause « réelle  et  sérieuse »    du    licenciement !    Licenciés    pour    avoir    commis un acte de transgression virtuelle non effectué! Car le seul fait sur lequel repose le licenciement est bien cet échange, tenu sur une page personnelle de Facebook, en dehors du temps de travail, un certain samedi soir, lequel n’aurait eu aucune conséquence, s’il n’y avait eu délation…

L’employeur a considéré que la conversation était publique, sinon la page n’aurait pu être lue par un « ami », que les propos étaient insultants à l’égard de la société et de la hiérarchie, que le comportement des salariés était incompatible avec leur fonction de consultant RH, que le trouble créé était objectif et suffisamment grave pour empeêher le maintien des salariés dans l’entreprise. Pour les salariés, il ne s’agissait que d’une blague, émise sur une page personnelle, ne contenant aucune mention désignative de la société, ni du supérieur hiérarchique. Cette conversation n’était pas destinée à être mise à nue et communiquée en dehors de la sphère privée. Les propos avaient été échangés en dehors du temps de travail, le weekend. L’em- ployeur n’avait pas le droit de procéder à un licenciement sur une cause de leur vie privée, raison pour laquelle ils ont saisi les prud’hommes.

Le 19 novembre 2010, la section « encadrement » du conseil des prudhommes de Boulogne réunie en audience de départage a débouté les salariés de leurs demandes, légitimant la décision de l’employeur. Les salariés ont fait appel de la décision. Les juges de la cour de Versailles devront examiner cette affaire, et dire si le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse, ou bien s’il porte atteinte aux droits fondamentaux, notamment le respect de la vie privée et de la liberté d’expression.

Nous considérons également que l’employeur ne pouvait pas utiliser ces correspondances sans violer le respect de l’intimité de la vie privée des    salariés. Voici quelques éléments pour en faire comprendre les raisons… Les employeurs, en principe, n’ont pas le droit de contrôler, surveiller les salariés en dehors du temps de travail, ni de les sanc- tionner pour un fait relevant de leur vie privée.

Selon l’employeur et le jugement rendu le 19 novembre, la conversation sur Facebook était publique. Mais Facebook n’est ni un espace public, ni un espace privé mais un mixte des deux.

Pour la nouvelle génération, la notion même d’espace privatif a évolué. Facebook a été créé pour permettre des conversations et res- ter en contact avec les amis que l’on a choisis, mais aussi, d’une manière plus large, différente, plus ouverte, avec plus de monde, y compris avec les «amis des amis». Les jeunes ont une culture de la provocation. Tout ce qui est en ligne relève de mixages multiples entre des sphères auparavant plus distinctes. C’est une génération assez décomplexée qui sait utiliser les technologies de la communication, pour s’épancher et se défouler.

Hier, ouvert aux seuls étudiants et collégiens, ce site est aujourd’hui ouvert à tous. Ce qui fait que Facebook peut aussi servir à surveiller, contrôler, recueillir des renseignements sur ses utilisateurs, et des propos qui n’ avaient pas vocation à être diffusés à grande échelle ! Les professionnels du recrutement se sont emparés des réseaux sociaux pour surveiller les candidats. Il devient difficile de se protéger des regards indiscrets et du voyeurisme de ceux qui recou- rent au site pour présélectionner les candidats et rechercher leurs inconduites.

Le pouvoir de contrôler les nouveaux espaces de communication est un enjeu politique pour les employeurs.    Attention    danger !    Les employeurs n’ont pas à s’ingérer dans la sphère de l’intime et de la vie privée, 24heures sur 24, 7 jours sur 7. L’espionnage et le flicage de la vie privée des salariés ne doivent pas être légitimés.

Le lien de subordination qui lie le salarié à l’employeur ne doit pas avoir pour conséquence de limiter le droit au respect de sa vie privée et de sa liberté d’expression. L’article L1121-1 a été introduit dans le Code du Travail pour restreindre les pouvoirs des employeurs afin qu’ils ne puissent pas porter atteinte à ces droits fondamentaux. Les salariés jouissent dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de leur liberté d’expression à laquelle seules    des    restrictions    « justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées».

L’article L1121-1 limite ainsi le pouvoir d’investigation et de surveillance de l’employeur sur les activités des salariés, ce qui permet de faire respecter les droits fondamentaux, notamment, la vie privée et la liberté d’expression, y compris, celle de critiquer l’organisation du travail. Sans le respect de ces droits fondamentaux, il n’y a plus de liberté, ni de pensée, ni d’expression, plus de liberté politique ni syndicale, plus de démocratie. Par ailleurs, les caricatures, l’hu- mour, ne doivent pas être considérés comme des troubles pour l’ entreprise.  

D’ une certaine manière, ces jeunes cadres singent et caricaturent les méthodes managériales actuelles. Car enfin, qui est néfaste    aujourd’hui ? Qui met la pagaille, la discorde dans les services, organise les rivalités entre salariés, compromet l’ intégrité  du groupe social ?    Qui harcèle l’autre ?   

Celui qui divise, sème la discorde, ou celui qui se moque du système? On parle de « capital humain », mais la dignité des hommes et des femmes qui travaillent à l’entre- prise est rarement satisfaite. L’en- treprise devient une secte où les employeurs prônent les échanges et la transparence au sein des équipes de travail, mais dans les faits, interdisent à quiconque d’ex- primer la plus petite discordance. La langue de bois, les communications à sens unique, l’hypocrisie sont de mise et leur discours éthiques n’y changent rien.

Personne n’a son mot à dire, s’il ne veut se retrouver sur le banc des accusés ! Depuis 20 ans, les employeurs étendent leur pouvoir de manière intolérable, au-delà des frontières du    travail,    de    l’ entreprise.    Ils demandent aux cadres, non seulement de se surpasser à chaque instant,    mais    aussi    d’ avoir    un comportement conforme aux « valeurs de l’entreprise », d’être disponibles, fiables. Ils imposent de nouveaux rites.

On se tutoie, on insiste sur la dimension amicale dans l’entreprise où l’on doit vivre comme dans une grande famille, tandis que les employeurs se servent allègrement du droit pour flexibiliser, licencier, précariser, fragiliser, sous-payer, diviser toujours plus le salariat. Le bras de fer entre l’entreprise et le salarié est toujours le même ! C’est l’entreprise qui gagne les plus-values, même si le discours affiché est bien différent.

La relation égalitaire, où l’on est « gagnant-gagnant » ne leurre plus personne. Plus les employeurs s’immiscent dans les recoins de l’intime et de la vie privée, plus l’escroquerie est patente. Les relations sociales dans l’entreprise sont des simulacres de bonne entente, la parole n’a plus de sens, n’est plus qu’un faux-semblant. Ce qui compte, ce n’est plus la qualité du travail réalisé mais la réputation et l’attribution du succès.

Ce mode de management entraîne tant de démotivation, que les liens sociaux se délient, se décomposent, que le climat devient délétère et engendre, cynisme, frustration, incivilité, souffrance. La chasse aux nuisibles commence dès lorsqu’il s’agit de trouver le bouc émissaire à sacrifier pour que le groupe soit conservé et non délité.

L’entreprise est en danger non pas à cause des salariés qui exposent ces liens déliés, mais du fait que le mode de management actuel produit tous les jours de la démotivation. L’opacité des structures de pouvoir ne pouvant jamais être remise en cause, l’entreprise laisse aux salariés pour seul plaisir dans l’entreprise, celui de se moquer et de critiquer en douce. Railler l‘autre n’est que la conséquence de l’impossible investissement dans la vie collective.

Syndicat, réseau et démocratie

Les possibilités d’organisation et de contact sur les réseaux sociaux sont extraordinaires. Pour autant, en rester au « message émotionnel » pour se remettre de la bêtise du mode de travail actuel ne suffit pas. Les salariés licenciés par Alten SIR sont bien placés pour le savoir !

Le syndicalisme propose de ne pas en rester là, mais de lutter contre les causes de frustrations et d’illusions déçues qui produisent de l’exaspération, des violences et des suicides.

Il n’y a pas de travail sans lien, sans respect de l’autre et de sa dignité. Il n’ y a pas d’ avenir quand on ne peut plus produire ensemble, quand la vie dans l’entreprise est devenue impossible. En sanctionnant les propos humoristiques tenus par ses salariés sur leur espace privé, l’employeur a commis une triple erreur, celle de considérer le réseau Facebook comme un espace public, celle de ne pas comprendre que l’humour peut être une manière de sublimer ses déceptions et    que  les  marques d’incivilité renvoient toujours à un délitement du groupe social causées par les frustrations…

Il    est    temps    d’ ouvrir    de    nouvelles perspectives,    de passer  de la démotivation au besoin profond d’ un autre projet économique qui relie protection sociale, emploi, formation, rémunération et qualité de vie au travail. Il est temps de dire ensemble, ce qui est le rôle littéralement du syndicat, ce qu’est la démocratie dans l’entreprise.

 

Article 9 du Code civil
Chacun a droit au respect de sa vie privée.
L 1121-1
Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherche

 

 

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