Elections par correspondance et vote internet : nouvelles règles

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Elections par correspondance et vote internet : nouvelles règles
L’exemple du renouvellement des conseils d’administration des caisses de retraite complémentaire AGIRC

Tous les 4 ou 6 ans, tous les salariés du privé relevant de l’encadrement, qu’ils soient en activité, en incapacité de travail, au chômage ou retraités, sont invités à renouveler leurs représentants dans les Conseils d’administration des institutions de retraite complémentaires membres de l’Association Générale des Institutions de Retraite des Cadres (Agirc). Les listes de candidats sont présentées par les organisations syndicales signataires de la Convention collective nationale de retraite du 14 mars 1947 : pour ce qui nous concerne, il s’agit donc de l’Ugict-CGT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT). L’organisation de ces élections engage la responsabilité des organisations syndicales au travers de l’établissement du règlement électoral que leurs administrateurs seront amenés à approuver ou rejeter. L’extrême dispersion sur l’ensemble du territoire des électeurs impose le recours au vote par correspondance associé depuis quelques années à un dépouillement électronique par lecture optique des votes. Par ailleurs, depuis quelques mois, les prestataires de service spécialisés dans le domaine développent une offre Internet.

Toute élection doit être organisée de manière à garantir le respect des principes généraux du droit électoral à savoir :

– l’unicité du vote: chaque électeur possède une et une seule voix. Pour chaque électeur, il n’y a donc qu’un seul vote qui est enregistre (même si des modalités mixtes de vote, laissant le choix entre l’Internet et le vote par correspondance postale, permettent d’émettre deux votes) ;
–  la confidentialité    : chaque électeur peut effectuer son choix en secret ;
–  l’anonymat : il doit être impossible de relier le vote à l’électeur;
–  la sincérité : les résultats du scrutin doivent refléter fidèlement la volonté des électeurs ;
– la transparence : l’électeur ou son représentant doit pouvoir contrôler le bon déroulement de l’ensemble des opérations électorales : préparation du scrutin, vote, dépouillement, émargement. Lorsqu’il est saisi, le juge de l’élection doit également pouvoir opérer a posteriori, tout contrôle nécessaire pour établir le respect des principes qui précèdent. L’obligation de respecter l’anonymat du vote a motivé une récente évolution de la jurisprudence qui interdit désormais le recours à des cartes T.

Vote par correspondance : la récente interdiction des cartes T pour exprimer le vote et l’identité du votant

Lorsqu’il concerne plusieurs centaines de milliers d’électeurs, le vote par correspondance fait généralement l’objet d’un dépouillement automatisé par lecture optique de deux codes-barres, l’un permettant l’identification de l’électeur et l’autre l’expression de son choix.
Les données lues font l’objet d’un traitement informatique qui a amené la CNIL1 à émettre une délibération en date du 28 avril 1998 (n° 98-041) portant diverses recommandations, certes limitées au champ des élections professionnelles, mais à laquelle se réfèrent plus largement les organismes qui recourent à un dépouillement automatisé des bulletins.

La délibération rappelle quelques principes de base que certains intervenants sont assez fréquemment tentés d’enfreindre : ainsi « les fichiers nominatifs d’électeurs constitués aux fins d’établir la liste électorale, d’adresser le matériel de vote et de réaliser les émargements ne peuvent être utilisés qu’aux fins précitées ». Ou encore : « le secret du vote doit être garanti par la mise en œuvre de procédés rendant impossible l’établissement d’un lien entre le nom de l’électeur et l’expression de son vote». Paradoxalement, elle admettait pourtant que le code- barres d’identification de l’électeur figure sur la carte d’expression du vote, considérant qu’il suffisait d’opérer des lectures distinctes de ces données pour garantir l’anonymat du vote.

Cependant le raisonnement ne tient pas, puisque pour les besoins de l’émargement, il est nécessaire de disposer d’un fichier de correspondance entre les noms des électeurs et les codes- barres. Tout opérateur ayant accès à ce fichier et aux cartes T peut ainsi savoir qui vote quoi.

C’est sur ce point que la Cour d’appel de Paris a rendu le 12 juin 2008 une décision « de bon sens », concernant l’élection de l’Assemblée générale de l’institution de retraite ARRCO du groupe Audiens, l’IRPS. La Cour constate que « le matériel de vote par correspondance utilisé par l’IRPS se compose d’une carte sur laquelle figure un code-barre destiné à identifier l’électeur et les listes présentées par le syndicat; que cette carte devait être acheminée par voie postale, sans enveloppe à une adresse correspondant à une boîte postale; que force est de constater que sur le même document figurent l’expression du vote et le code per- mettant d’identifier l’électeur».

D’où elle conclut qu’«en vertu des règles électorales applicables en l’espèce, le scrutin en cause doit être secret et que force est de constater qu’en l’espèce, ce secret n’a pas été respecté, dès lors que la nature du vote et l’identité de l’électeur figuraient sur le même document; qu’au surplus […] la carte valant bulletin de vote ne pré- voyait aucune possibilité de vote blanc, ce qui est de nature à orienter le sens du vote des intéressés », ce qui l’a amené à prononcer l’annulation des élections.

Il convient de souligner que, mal- heureusement, la petite dizaine de prestataires de solutions de votes par correspondance qui officie en France, se garde bien de faire état de cette jurisprudence. Pourtant, n’importe quel syndicat non représentatif au plan national ou n’importe quel électeur peut obtenir sur ce seul fondement l’annulation des élections.

Ainsi la Cour d’appel a-t-elle admis dans le cas susmentionné l’intérêt à agir de l’UNSA ainsi que celui de syndicats indépendants qui ont obtenu la condamnation des cinq organisations syndicales représentatives au plan national : voilà qui invite tout militant de la CGT, administrateur d’une institution de retraite ou de prévoyance à s’opposer, de plein droit, au recours aux cartes T! C’est ce que les administrateurs de Novalis Retraite AGIRC viennent de faire, au prix d’une détermination sans faille. En effet, tant les administrateurs patronaux que ceux de FO, de la CFDT, de la CFTC et de la CFE-CGC avaient adopté un règlement électoral pré- voyant un vote par carte T : ils n’y ont renoncé qu’en étant instruit de la décision de l’Ugict-CGT de sécuriser le processus électoral en faisant annuler par le Tribunal de Grande Instance ledit règlement électoral …

 

Le vote Internet et les réticences de la CNIL

 

Forte du développement du vote Internet et d’un retour sur expérience désormais abondant, la CNIL vient d’émettre une délibération (n° 2010-371 du 21 octobre 2010)2 portant recommandation relative à la sécurité des systèmes de vote électronique.

Rappelons que les délibérations de la CNIL sont opposables à tous les utilisateurs de traitements informatisés de données nominatives et donc, pour celle-ci, à l’organisateur d’un scrutin par Internet. Cette nouvelle délibération se distingue par les réserves marquées de la CNIL vis-à-vis du vote Internet: «le vote électronique présente des difficultés accrues au regard des principes [généraux du droit électoral] susmentionnés pour les personnes chargées d’organiser le scrutin et celles chargées d’en vérifier le déroulement, principalement à cause de la technicité importante des solutions mises en œuvre.

Au cours des travaux que la Commission a mené depuis 2003, elle a, en effet, pu constater que les systèmes de vote existants ne fournissaient pas encore toutes les garanties exigées par les textes légaux. Dès lors et en particulier, compte-tenu des éléments précités, la Commission est réservée quant à l’utilisation de dispositifs de vote électronique pour des élections politiques». On comprend aisément les réserves de la CNIL si l’on se réfère aux travaux des universitaires et des chercheurs : l’Internet, souligne Chantal Enguehard 3, substitue des vulnérabilités invisibles et de grande ampleur aux vulnérabilités visibles et de faibles ampleur des modalités classiques de vote. Outre les dysfonctionnements logiciels que les tests, réalisés à une échelle réduite, ne permettent pas d’identifier, l’intention frauduleuse qui se traduirait par l’introduction de quelques lignes de programme parmi des milliers de lignes est quasiment indétectable.

Or « un programme frauduleux peut modifier jusqu’à la totalité des votes reçus ». Consciente de ces difficultés la Commission européenne recommande que l’électeur puisse obtenir confirmation de son vote pour pouvoir, le cas échéant, le corriger a posteriori. Mais cela oblige à garder un lien entre vote et électeur, ce qui contrevient au respect de l’anonymat. Bref, c’est la quadrature du cercle ! Il en ressort claire- ment l’impossibilité pour le vote Internet, en l’état actuel des savoir- faire informatiques, de garantir le respect des principes généraux du droit électoral.

Les réserves de la CNIL sont d’autant plus marquantes qu’elles sont associées à un arsenal impressionnant d’ exigences décrites comme étant « les garanties minimales que doit respecter tout dispositif de vote électronique ». Parmi ces nombreuses exigences, nous en retiendrons deux :

– d’abord l’obligation d’une expertise indépendante et préalable à la mise en œuvre des systèmes de vote électronique: elle doit couvrir l’intégralité du dispositif de vote installé avant le scrutin (logiciel, serveur, etc.), mis en œuvre pendant le scrutin et après, lors du dépouillement et de l’archivage des résultats ;
– ensuite le renforcement de la sécurisation des accès au système de vote et de la procédure d’authentification de l’électeur : en pratique, il n’ est plus possible d’envoyer dans un même courrier l’identifiant de l’électeur et son mot de passe.

En effet le système de vote « doit garantir la confidentialité des moyens fournis à l’électeur pour cet accès et prendre toutes précautions afin d’éviter qu’une per- sonne non autorisée ne puisse se substituer frauduleusement à l’électeur […] dans le cas de la génération d’identifiants et de mots de passe à partir de la liste électorale, le fichier ainsi créé doit faire l’objet d’un chiffrement. Les modalités de génération et d’envoi des codes personnels doivent être conçues de façon à garantir leur confidentialité et en particulier, que les divers prestataires éventuels ne puissent pas en prendre connaissance. Dans le cas où le vote s’opérerait par l’enregistre- ment d’un identifiant permanent apposé sur une carte ou tout autre document ainsi qu’un mot de passe envoyé à chaque électeur, la génération de ces identifiants et mots de passe doit se faire dans les mêmes conditions de sécurité que celles énumérées ci-dessus. Il en va de même de l’envoi du mot de passe ».

Au total, les prestataires de solution de vote Internet devront donc fournir de gros efforts pour se hisser au niveau des nouvelles exigences de la CNIL. Et ceux qui organisent des élections par Internet, à défaut de respecter ses prescriptions, prennent un risque juridique important.

Dernière tendance : l’émergence d’offres de vote mixte

Comme il apparaît peu conforme aux principes démocratiques de subordonner l’exercice du droit de vote à l’accès et à la maîtrise de l’outil informatique, il s’agit de laisser le choix à l’électeur entre plusieurs modalités de vote, le plus souvent entre vote par correspondance et vote par Internet. En pratique, un même électeur peut donc émettre deux votes, l’un par Internet, l’autre par correspondance postale. Pour respecter le principe d’unicité du vote, les accords électoraux prévoient donc qu’un seul des deux votes sera retenu : invariablement, il s’agit du choix exprimé par Internet. En effet, pour écarter le vote Internet, il faudrait que le serveur garde le lien entre le vote et l’électeur… ce qui enfreindrait le principe de l’anonymat.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le vote Internet, qui, nous l’avons vu, permet des fraudes peu ou pas visibles et de très grande ampleur, l’emporte sur un vote par correspondance, qui lui, ne peut donner lieu qu’à des fraudes plus artisanales, c’est-à-dire de moindre portée et plus aisément décelables.

 

Défendre la transparence et la fiabilité des scrutins, le secret et la confidentialité du vote, c’est défendre le fonctionnement démocratique d’une société

 

La vigilance sur la bonne mise en œuvre des opérations électorales est essentielle, car nombre d’électeurs s’abstiennent, en particulier lorsqu’ils ont le sentiment que le secret et la fiabilité du scrutin n’est pas garanti. Or l’exercice démocratique a ses détracteurs : tous ceux qui ne souhaitent pas rendre compte de leur action, quelle soit politique ou syndicale, tant elle contrevient plus à l’intérêt général qu’elle ne le sert. Parmi ceux-ci, se recrutent claire- ment le Medef et la CFDT, qui militent sans vergogne au sein de l’AGIRC pour l’abandon de l’élection des administrateurs… au prétexte d’une faible participation rapportée à un coût des opérations électorales prétendument exorbitant (1,50 euros par électeur tous les 4 ou 6 ans)!

On comprend aisément pourquoi! Près de 4 millions de cotisants et plus de 2,5 millions de retraités sont appelés à se prononcer sur les décisions prises par les organisations syndicales qui, par voie d’accords, définissent, excusez du peu : le taux de remplacement du salaire par la pension de retraite, l’évolution du pouvoir d’achat des pensions liquidées, l’action sociale des caisses de retraite en faveur des actifs, de leurs enfants et des retraités (formation, aide au retour à l’emploi, prêts, bourses d’étude, maintien à domicile, etc.).

Or depuis 1993, dans toutes les négociations AGIRC et ARRCO, le Medef a réussi à imposer des réductions drastiques des droits à retraite versés par ces régimes complémentaires. Et les élections sont le seul moyen dont disposent les salariés pour se prononcer sur les choix effectués par des organisations syndicales qui, en leur nom, signent des accords contraires à leurs intérêts. Soyons-en convaincus : sans l’intervention des salariés, actifs ou retraités, il n’est pas de progrès social possible ! Il reste donc à engager la bataille pour le maintien et le développement des élections partout où les organisations syndicales interviennent sur les conditions d’ existence des salariés et de leurs ayants droits.

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(1) CNIL : Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés.

(2) Consultable à l’adresse : http://www.cnil.fr/en-savoir-plus/ deliberations/deliberation/delib/249/

(3) « Analyse des vulnérabilités des trois modes de vote à distance » par Chantal Enguehard, Université de Nantes, Laboratoire d’Informatique Nantes Atlantique, http://hal.ar- chives-ouvertes.fr/hal-00409408/en/

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