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« Le procès de nos administrations publiques est ouvert depuis de nombreuses années ». C’est ainsi que s’ouvre l’ordonnance du 9 octobre 1945 relative à la création de l’école nationale d’administration.
Créée afin de favoriser le recrutement des meilleurs talents au service de la République, tout en démocratisant l’accès à la haute fonction publique, l’ENA est en crise depuis plusieurs années, à l’instar d’ailleurs de la plupart des services publics (école, hôpitaux, administrations de proximité) :
- Crise de représentativité sociale, de genre et géographique : 70 % des élèves ont un père exerçant une profession supérieure, phénomène constaté dans la plupart des grandes écoles ; seulement 35 % des élèves sont des femmes ; l’essentiel des lauréats ont préparé le concours dans un centre de préparation situé à Paris (Sciences Po, Paris 1, IGPDE) ; alors qu’un troisième concours ouvert aux associatifs, syndicalistes, salariés, élus locaux a été créé en 1990, ce sont en pratique des salariés du secteur de la finance et de l’audit, souvent diplômés également de grandes écoles, qui accèdent à l’ENA ; une classe préparatoire pour les jeunes issus de milieux sociaux modestes a bien été créée en 2009, mais le nombre d’admis au concours se limite à quelques unités ;
- Crise de vocation : l’ENA attire moins les candidats, en particulier au concours interne, réservé aux fonctionnaires, pourtant principaux pourvoyeurs de diversité sociale et géographique ; avec 59 préparationnaires au concours interne 2019 pour 32 postes, les fonctionnaires (attachés d’administration, enseignants, inspecteurs) sont rebutés par les contraintes matérielles, financières et également par les perspectives de carrières moins stimulantes qu’offre l’entrée à l’ENA.
- Crise financière avec un déficit de 2,8 millions d’€ en 2017, et de 340 000 € en 2018.
L’Etat, qui exerce pourtant la tutelle sur l’école, n’est pas le dernier à critiquer sa gestion, alors qu’il est le principal responsable de la fragilisation de l’ENA ; d’une part, en baissant sa subvention de 16 % en dix ans, alors que d’importants efforts de réduction des dépenses ont été réalisé durant cette période (moins 25 % de dépenses de fonctionnement et moins 20 % d’effectifs) ; d’autre part, en soumettant l’école, comme les autres administrations, à des injonctions contradictoires : faire mieux avec moins.
Ainsi, l’ENA s’est engagée depuis 2015 dans une succession de réformes qui déstabilisent et ses agents et ses élèves et les éventuels candidats à venir : réforme des concours d’entrée en 2015, réforme de la scolarité en 2016, création d’un concours ouvert aux titulaires d’un doctorat en 2018. Début 2019, à la suite d’un « audit » réalisé par un consultant privé, un nouveau train de réforme était sur les rails : nouvelle réforme des concours (réduction du nombre d’épreuves), suppression des prépas aux concours internes et au 3ème concours ; réforme de la scolarité (baisse de la durée de la formation à 20 mois) ; tout cela en tentant de nous faire croire que réduction des moyens peut rimer avec augmentation de la diversité et de l’excellence ; ainsi, à l’issue d’un an de stages, les élèves bénéficieraient d’une formation à l’école située à Strasbourg qui serait ramenée à 6 mois seulement ; soit un semestre durant lequel les élèves suivraient un programme ambitieux mais irréalisable de formation à des pratiques professionnelles diverses (légistique, management, négociation, communication, finances publiques, questions européennes et internationales, pilotage des politiques publiques, gestion de crises, langues vivantes étrangères…), tout en bénéficiant d’un parcours individualisé de formation et en se préparant à des épreuves de classement de sortie. Ce n’était pas tenable.
Les annonces à venir du Président de la République viennent mettre un terme à cette fuite en avant. Il est à présent question de supprimer l’ENA, coupable tout désigné de l’inefficacité des services publics et du rejet populaire.
Supprimer l’ENA, pourquoi pas mais pour quoi faire ?
Pourquoi pas, à condition de préserver le concours, seule garantie de neutralité dans le recrutement des agents publics ; à cet égard, rappelons l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »
Pourquoi pas, à condition de favoriser la diversité, en veillant d’abord à ce que des centres de préparation à tous les concours soient créés en régions, garantissant qualité de l’enseignement, à l’instar des centres existants à Paris qui exercent actuellement un monopole sur l’accès à l’ENA.
Pourquoi pas, à condition de recréer une véritable école d’application et non pas une machine à classer, comme l’ENA l’a été depuis ses origines. Comment justifier que des élèves fonctionnaires, déjà triés sur le volet, soient soumis à cette compétition permanente durant leur scolarité, qui doit les conduire vers un classement de sortie qui leur fait perdre le sens du service public au profit de motivations personnelles ?
Pourquoi pas, à condition que se mette en place un véritable parcours de formation durant la scolarité, dépourvu d’enjeu personnel, à l’issue duquel le futur haut fonctionnaire est affecté dans un ministère en fonction de ses appétences et des besoins de l’Etat, et non pas d’une hiérarchie bien établie entre « grands corps » et petits corps ou entre régimes indemnitaires ministériels. Une telle réforme nécessiterait la suppression de l’accès direct aux corps les plus prestigieux (Conseil d’Etat, Cour des comptes, inspections générales), l’harmonisation des grilles de rémunération et la définition de parcours professionnels permettant une ascension professionnelle en fonction de l’expérience accumulée dans l’administration et du mérite, et non pas d’un classement de sortie permettant à des élèves de 23 ans d’être directement propulsés au sein d’un grand corps de contrôle.
Pourquoi pas, à condition de définir un programme de formation reposant sur une doctrine d’enseignement de la gestion et des politiques publiques tenant compte des réalités et des spécificités du service public, en ne se contentant pas de singer les pratiques du secteur privé au nom d’un « new public management » d’inspiration libérale dévastateur pour la qualité du service public.
Pourquoi pas, à condition de renforcer les conditions d’engagement à servir l’Etat, en étendant la durée de cet engagement à 20 ans et en contrôlant drastiquement les possibilités de pantouflage dans le secteur privé, source de conflit d’intérêts.
Telles ne sont pas les intentions de nos gouvernants.
Le projet de loi de transformation de la fonction publique prévoit notamment d’ouvrir le recrutement de contractuels sur des postes de direction des trois fonctions publique (de l’Etat, territoriale, hospitalière), mesures qui vient littéralement saborder tout projet de mise en place de parcours professionnels motivant pour de jeunes et moins jeunes fonctionnaires qui se destinent à termes à des fonctions de cadres dirigeants dans le secteur public. Il prévoit également de « fluidifier » les parcours des agents publics entre secteurs public et privé, en se bornant à des mesures cosmétiques d’encadrement. Enfin, la désignation récente par le gouvernement d’une présidente du jury des concours d’entrée à l’ENA 2019 (le dernier sans doute), directrice de la communication dans de grands groupes privés et dépourvue d’expérience professionnelle dans l’administration, est le signe éloquent d’un risque de basculement vers des modes de recrutement totalement éloignées des règles et des enjeux actuels de fonctionnement des services publics.