Décryptage de l’arrêt Wolters Kluwer du 28 février 2018 et des soupçons de conflit d’intérêt

Une loupe sur un clavier d'ordinateur

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L’article du Canard Enchainé du 18 avril dernier, exposant le conflit d’intérêt concernant trois magistrats de la Chambre sociale de la Cour de cassation, dont son président, n’est pas passé inaperçu et a notamment suscité un communiqué du Premier Président Bertrand Louvel.On ne peut que partager son appréciation selon laquelle « cet incident est révélateur de l’attention très particulière, légitimement portée aux décisions de la Cour de cassation et aux conditions d’impartialité objective dans lesquelles elles doivent être rendues » et son appel « à une vigilance accrue » de tous les magistrats.En revanche, l’essentiel du communiqué, qui vise à minimiser l’événement et à nier l’existence d’une faute déontologique, présente une version inexacte, tant de l’arrêt que de la nature de la collaboration entre les trois juges et la maison d’éditions juridiques Wolters Kluwer.

 

 

Sur l’arrêt du 28 février 2018 (pourvoi n° 16-50015)

Rappelons que le litige portait sur les conséquences de la restructuration du groupe Wolters Kluwer, en particulier sur la disparition de la participation en 2007, suite à un endettement colossal de la filiale française WKF auprès de la maison-mère néerlandaise.

Par arrêt du 2 février 2016, la cour d’appel de Versailles a « constaté que l’opération de restructuration Cosmos était constitutive d’une manœuvre frauduleuse de la part de la direction des sociétés WKF et HWKF et l’a déclarée inopposable dans ses effets sur le montant de la réserve spéciale de participation pour les années 2007 à 2010, à l’égard des salariés de la société WKF ». C’est cette décision que la Chambre sociale a cassée sans renvoi.

Selon le Premier Président Louvel, cette décision « s’inscrit dans une jurisprudence constante et établie de la chambre sociale en ce qui concerne la participation des salariés et fait application d’un mécanisme de sécurisation clair instauré par le législateur ». Certes, l’article L.3326-1 du code du travail énonce que « Le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes. Ils ne peuvent être remis en cause à l’occasion des litiges nés de l’application du présent titre ». La chambre sociale en a fait une interprétation stricte, considérant qu’« aucune remise en cause du bénéfice net résultant de l’attestation ne peut être faite ni par les salariés, ni par les institutions représentatives du personnel, ni par les syndicats, mêmes non signataires de l’accord de participation » (cf. par exemple Cass. soc. 18 février 2016, pourvoi n° 14-12614. Le litige portait sur les conséquences d’un redressement fiscal).

Sauf que l’arrêt du 28 février énonce cet incroyable attendu : « Qu’en statuant ainsi, alors que le montant du bénéfice net devant être retenu pour le calcul de la réserve de participation qui avait été certifié par une attestation du commissaire aux comptes de la société dont les syndicats ne contestaient pas la sincérité ne pouvait être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

Ainsi, le « mécanisme de sécurisation clair instauré par le législateur » pourrait servir à couvrir des manœuvres frauduleuses et à interdire à leurs victimes d’en demander réparation. Il y a là une violation évidente du principe selon lequel « la fraude corrompt tout ».

Cette question avait pourtant été parfaitement analysée par Monsieur l’avocat général référendaire Weissmann. Dans son avis, il rappelait la position largement partagée par la doctrine :

« La solution [de la cour d’appel de Versailles] doit être pleinement approuvée, dans la mesure où elle est conforme à l’objet de l’attestation établie par l’inspecteur des impôts ou le commissaire aux comptes. Celle-ci ne saurait être conçue comme une sorte de quitus donné à la gestion des dirigeants, conduisant à valider les décisions arrêtées par le passé et ayant un impact sur le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres. Cette attestation a pour seul objet de garantir la concordance entre le montant des bénéfices et des capitaux propres déclarés à l’administration et ceux utilisés par l’entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation”. (…). On ajoutera qu’il serait extrêmement discutable que, consécutivement à l’établissement d’une attestation venant constater la matérialité et la véracité de simples éléments comptables, des décisions de gestion ne puissent être discutées devant le juge, en raison de leur illégalité.(…). Dès lors que des manœuvres frauduleuses sont caractérisées, la sanction de l’inopposabilité s’avère appropriée ».

Puis il concluait ainsi son analyse : « Il m’apparaît en effet que les attestations rédigées par les commissaires aux comptes ne peuvent servir de bouclier à une opération frauduleuse, ces derniers ne pouvant accomplir leur travail qu’en fonction des informations fournies par l’employeur et pouvant donc être eux-mêmes trompés par celui-ci. Je conclus donc au rejet de la première branche. » (Cette branche concluait à la cassation au visa de l’article L.3326-1, solution retenue par la Cour, sans renvoi devant une cour d’appel. En revanche, l’avocat général considérait que la cour d’appel de Versailles n’avait pas suffisamment caractérisé les manœuvres frauduleuses de WKF et proposait la cassation pour insuffisance de motif et donc le renvoi en cour d’appel. Nous ne partageons pas son analyse sur ce point mais, contrairement à l’arrêt, on peut la considérer comme juridiquement cohérente.)

 

Sur le conflit d’intérêt

Précisons d’amblée que nous ne critiquons en rien les efforts de la Cour de cassation pour favoriser la connaissance de sa jurisprudence et les ressorts de celle-ci. Ni le droit des magistrats à des travaux universitaires, littéraires ou scientifiques rétribués sous forme de droits d’auteur.

Le problème est d’abord celui de l’animation de journées d’étude dont la société WKF tire des revenus substantiels. Selon le Premier Président Louvel, il n’y a pas matière à s’alarmer, puisque les magistrats intervenant « ne sont évidemment pas placés sous un quelconque lien de subordination. Le montant des sommes perçues (quelques centaines d’euros pour une intervention) correspond à un simple défraiement ».

D’une part, il n’est pas contesté que ces participations sont fréquentes, régulières et durent depuis des années (octobre 2005 pour ce qui concerne J.Y.Frouin) et font l’objet de « contrat de prestation » voir de fiches de paye. D’autre part, le terme de défraiement est étonnant, s’agissant de montants de l’ordre du millier d’euros. Les prestations ont systématiquement lieu dans des hôtels ou lieux de colloque parisiens et ne doivent pas entrainer de trop lourds frais de transport… ni donner lieu à retenue sur le traitement des magistrats concernés.

Le communiqué tire aussi argument de ce qu’à deux reprises la Chambre sociale a rendu un arrêt défavorable à WKF. Leur invocation est tout à fait artificielle et dénote même une certaine mauvaise foi.

  • Le premier (Cass. soc. 12 novembre 2015, pourvoi n° 14-15430) concerne une salariée ayant accepté un congé de mobilité dont elle contestait le motif économique. La décision de la cour d’appel, qui considérait que la salariée ne pouvait critiquer le motif d’un congé de mobilité accepté, est partiellement cassée, par un rappel des textes en vigueur, interprétés par le Conseil constitutionnel, selon lesquels « si l’acceptation par le salarié de la proposition de congé de mobilité emporte rupture du contrat de travail d’un commun accord, elle ne le prive pas de la possibilité d’en contester le motif économique ».
  • Le second (Cass. soc. 24 mai 2016, pourvoi n° 15-20974), non publié et rendu sous la présidence de Madame la conseillère Lambremon, concerne la nomination d’une représentante de section syndicale, annulée à la demande de WKF par le tribunal d’instance de Puteaux. La cassation sanctionne une erreur du juge du fond, qui avait donné raison à l’entreprise au motif que la salariée n’apportait pas la preuve que sa nomination avait été décidée « dans l’intérêt de la collectivité des salariés de l’entreprise », évident renversement de la charge de la preuve.
  • On est donc bien loin de l’affaire actuelle, qui mettait en cause des éléments stratégiques pour l’entreprise, aux enjeux financiers très lourds et aurait du entrainer pour ces magistrats la décision de se déporter.

Un autre aspect préoccupant doit être souligné. Ces sessions, onéreuses pour les participants, réunissent pour l’essentiel des DRH, juristes d’entreprise et avocats d’affaire et sont souvent co-organisées avec d’importants cabinets d’avocats très investis dans les litiges en droit du travail à haute portée de principe. Ces échanges privilégiés avec les parties patronales à ces litiges ou leurs représentants placent certains magistrats dans un « bruit de fond pro-patronal » peu propice à la formation d’une jurisprudence impartiale. Nous sommes loin des efforts de magistrats de cour d’appel pour échanger avec les conseillers prud’hommes (des deux collèges !) ou de la participation à des colloques ou initiatives dont la composition pluraliste permet des échanges contradictoires et équilibrés.

 

On ne peut en rester là

Cet épisode est considéré comme suffisamment grave par les syndicats de WKF pour solliciter l’avis du Conseil supérieur de la Magistrature. L’arrêt interdisant de fait à des salariés victimes de manœuvres frauduleuses d’en demander réparation contrevient au droit à un procès équitable garanti par la Convention Européenne des Droits de l’Homme et sera sans doute déféré à la CEDH.

Au-delà de ce cas d’espèce, la proximité de plus en plus étroite entre certains magistrats de la Cour de cassation et les acteurs patronaux de l’entreprise, ses incidences indéniables sur l’évolution de la jurisprudence de la Chambre sociale doivent retenir l’attention de la doctrine. Le contexte actuel, projet de réforme de la justice, projet de loi PACTE, montée des interrogations de la société concernant la capacité d’un état de droit, de ses règles et de ses juges, à lutter contre l’utilisation abusive de « l’optimisation fiscale » ou autres montages financiers, rend cette question particulièrement prégnante.

 

 

Pièces jointes en annexe :

  • Arrêt du 28 février 2018.
  • Communiqué du Premier Président.

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